C’est l’histoire même de l’autrichien
Mesmer, accusé de pratiquer l’ " envoûtement
de l’âme ", le scientifique accusé de
sorcellerie et d’irréligion, et dont les images évoquent
autant l’Expressionnisme de Lang que la vidéocassette
maudite qu’on retrouvera dans Ring - images tournées
par Kurosawa lui-même pour le compte de Nakata Hideo.
Sans doute n’est-ce pas un hasard si, à la source des
meurtres se trouvent les images passées d’un étudiant
de Mesmer et la censure de l’ère Meiji. Kurosawa plonge
dans l’histoire du cinéma et l’ " écran
démoniaque " sans mélancolie ni spleen,
et en tire un film personnel, splendide à vrai dire,
qui traite également de l’image cinématographique
et du Japon contemporain, sans mémoire ni identité,
signifié par le " X " présent
tout au long du film, signe de la science hérésiarque,
et de l’anonymat.
Car
Cure est encore un film sur la mémoire, thème
japonais par excellence. Les personnages joués
par Anna Nakagawa et Tsuyoshi Ujiki, deux amnésiques,
sont, par leurs troubles, les deux seules personnalités
à se détacher du terrible manque de particularité
des personnages. Dans un Japon où l’identité
individuelle est perdue au profit d’une collectivité
automatisée, la maladie met efficacement en lumière
la névrose de l’époque. Ces deux éléments,
l’un masculin, violent, manipulateur, l’autre féminin,
doux et résigné, sont les deux faces d’une même
nation qui s’aliène ses concitoyens, en les privant
de liberté d’action et en gommant leurs différences.
Comme souvent chez Kurosawa, où la friction des contraires
irréconciliables crée l’événement,
le thème de l’hypnose n’aboutit pas seulement à
la question de la privation du libre-arbitre, en comprenant
l’assassin -puisqu’il s’agit de le comprendre et d’entrer
en communion avec lui -, le personnage de Koji Yakusho parvient
finalement, dans la violence et le meurtre de sang-froid,
à s’émanciper.
Chez Kurosawa, la vie nouvelle, terrifiante
puisque incomprise - l’arbre menaçant de Charisma,
les spectres aux yeux accusateurs de Kaïro - prend
lentement le pas, comme pour s’adapter au monde qui brise
les hommes au quotidien, sans jamais se soucier de morale;
c’est cette volonté, comme un souffle, qui se fait
jour et dés lors n’épargne plus personne, une
volonté forte qui s’impose, et qui se joue de l’homme
auquel elle se substitue, volonté de puissance, éblouissante
dans son inéluctabilité, et si la société
se montre incapable d’accorder une place à ses membres,
si celle-ci nie leur personnalité, ce sont ces forces
invisibles qui débordent progressivement de l’ombre,
et se rendent maître de leur destinée.
Voici comment se déroulent
les films de K. Kurosawa, d’une manière récursive,
chaque épisode est l’occasion de constater la fin
d’un cycle, non pas pour le déplorer ou s’adonner
à une critique sentencieuse du monde contemporain,
mais pour assister, dans un moment privilégié,
à l’émergence d’un cycle nouveau, où
l’homme social, certes, est exclu - à contrario des
stéréotypes des rues bondées du Tokyo
contemporain, celui-ci ne filme jamais les foules, seulement
des individualités-, mais où la vie, c’est
à dire le mouvement - dont le mouvement des images
et l’art cinématographique - poursuit son cours.
Il ne faut toutefois pas conclure que ces films se ressemblent,
en effet son parti prix esthétique est d’une telle
force, d’une telle puissance, que son propos paraît
se renouveler à chaque fois.Les films de l’auteur
japonais, comme ceux de Lynch, sans doute, ou de Kubrick,
se regardent plusieurs fois, puisque chaque visionnage sait
apporter un nouveau niveau de lecture, de nouveaux détails
pertinents.