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Maurice Pialat (c) D.R. LA MONTAGNE PIALAT
Célébration transversale
d’un génie colérique (1)
Fait à Lyon le 17 janvier 2003
Par Saad CHAKALI



Maurice Pialat est mort le 10 janvier 2003 à l’âge de 77 ans. Cela ne nous empêchera hélas pas de vérifier encore une fois, après les disparitions récentes d’autres francs-tireurs solitaires du cinéma, Gérard Blain, Robert Kramer et Johan van der Keuken, que " la tristesse durera toujours " comme peut-être Van Gogh l’aurait dit un jour, que " le fond de tout est horrible " comme l’a écrit Jacques Chardonne et que cite Gérard Depardieu dans Police. Mais on peut quand même se poser une question pas triste du tout et bien vivante : qui est vraiment Maurice Pialat ? Ou plutôt : quel est cet homme qui nous laisse une telle œuvre ?

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  Police (c) D.R.

Il faut le suivre à la trace mais transversalement, celle de ses apparitions dans ses films pour voir ce que ces traces nous disent de la terre sans laquelle elles ne sauraient exister. Ce sont d’abord, il faut le dire, onze longs métrages en même pas trente ans (c’est peu dira-t-on, c’est beaucoup aussi pour ceux qui les ont vus et n’en sont toujours pas revenus), série télévisée comprise (un chef-d’œuvre dixit Jean Douchet, il faut donc le croire), plus une flopée de courts métrages datant des années 60 et pour la plupart quasi-invisibles. En gros une œuvre, certes mal dégrossie, " interminable " comme dirait Jacques Aumont, mais une œuvre. Pas la plus cohérente ni la plus maîtrisée que l’on connaisse mais la plus impressionnante physiquement de tout le cinéma contemporain. Et c’est dans ses infractions aux codes de la dramaturgie ou de l’industrie cinématographique (le réel n’est ici saisi que par effraction), ses béances narratives (l’intempestif des ellipses), ses hoquets financiers, ses intervalles d’absence, ses zébrures colériques, ses silences qui en disent long, que les traits essentiels de l’œuvre apparaissent ou du moins se laissent deviner, approcher sans pouvoir les toucher. Pialat artiste, c’est un peu le Christ qui dit Noli me tangere (" Que personne ne me touche "). Pas irénique pour un sou. D’où premièrement l’intimidation (Pialat fait peur : on n’oubliera pas de sitôt son regard noir, son visage hugolien). D’où aussi le désir ardent ici de vouloir herculéennement surmonter cette peur. Et voir à quoi ressemble la montagne Pialat (ce présent texte, c’est la souris), si par hasard elle ne vaut pas largement la montagne Sainte-Victoire inlassablement remise sur le métier de la peinture par Cézanne (qui, comme le cinéaste, admirait par-dessus tout Nicolas Poussin).

D’abord l’instituteur de La Maison des Bois en 1971 : la pédagogie pialatienne existe, elle n’est ni moralisatrice (Pialat n’est pas Tavernier) ni moraliste (Pialat n’est pas Rohmer), laïque mais pas puritaine (contrairement aux deux cinéastes susmentionnés). Elle est celle qui veut montrer, sans coup férir ni rien céder ni sur son désir, ce qui lui fait peur, ce qui lui noue le ventre, ce qui lui cheville le corps, ce qui le met à genou : un enfant dont on imagine sans peine que le pire est à venir (L’Enfance nue en 1969), une relation amoureuse dont on ne se remet pas de la voir se terminer comme ça (Nous ne vieillirons pas ensemble en 1972, Loulou en 1980), une mère qui agonise trop lentement aux yeux de ses proches (La Gueule ouverte en 1974), la sexualité d’une adolescente en devenir qui fascine jusqu’à la douleur et la rupture autant un père qu’un cinéaste (Passe ton bac d’abord en 1978, A nos amours en 1983), une famille arabe et la dureté de ses codes (Police en 1985), la frange mystique de la folie des hommes (Sous le Soleil de Satan en 1987), l’acte même de peindre et le contexte socioculturel dans lequel cet acte s’enracine plus que son auteur (Van Gogh en 1991), un enfant dont le pire n’est que de pouvoir seulement imaginer ce qu’il adviendra plus tard de lui (Le Garçu en 1995). L’observation chez Pialat ne peut être qualifiée entièrement de clinique parce qu’il y a dans ce cinéma une empathie réelle et inquiète pour ce qui est filmé : comme chez John Cassavetes son cousin d’Amérique, mais sans le caractère spectaculaire extatique lié au gestus des personnages cassavetiens, c’est une " objectivation participante " comme on dit en sociologie, qui irrigue une conception esthétique, du tournage au montage, jusqu’à envisager ce point-limite de la représentation, la défaillance du représenté. Le cinéma de Pialat, ce sont les " instats " (Gilles Deleuze) de la peur du vide.