Maurice Pialat est mort le 10 janvier 2003 à l’âge
de 77 ans. Cela ne nous empêchera hélas pas de
vérifier encore une fois, après les disparitions
récentes d’autres francs-tireurs solitaires du cinéma,
Gérard Blain, Robert Kramer et Johan van der Keuken,
que " la tristesse durera toujours " comme
peut-être Van Gogh l’aurait dit un jour, que " le
fond de tout est horrible " comme l’a écrit
Jacques Chardonne et que cite Gérard Depardieu dans Police.
Mais on peut quand même se poser une question pas
triste du tout et bien vivante : qui est vraiment Maurice Pialat ?
Ou plutôt : quel est cet homme qui nous laisse une
telle œuvre ? |
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Il faut le suivre
à la trace mais transversalement, celle de ses apparitions
dans ses films pour voir ce que ces traces nous disent de
la terre sans laquelle elles ne sauraient exister. Ce sont
d’abord, il faut le dire, onze longs métrages en même
pas trente ans (c’est peu dira-t-on, c’est beaucoup aussi
pour ceux qui les ont vus et n’en sont toujours pas revenus),
série télévisée comprise (un chef-d’œuvre
dixit Jean Douchet, il faut donc le croire), plus une
flopée de courts métrages datant des années
60 et pour la plupart quasi-invisibles. En gros une œuvre,
certes mal dégrossie, " interminable "
comme dirait Jacques Aumont, mais une œuvre. Pas la plus cohérente
ni la plus maîtrisée que l’on connaisse mais
la plus impressionnante physiquement de tout le cinéma
contemporain. Et c’est dans ses infractions aux codes de la
dramaturgie ou de l’industrie cinématographique (le
réel n’est ici saisi que par effraction), ses béances
narratives (l’intempestif des ellipses), ses hoquets financiers,
ses intervalles d’absence, ses zébrures colériques,
ses silences qui en disent long, que les traits essentiels
de l’œuvre apparaissent ou du moins se laissent deviner, approcher
sans pouvoir les toucher. Pialat artiste, c’est un peu le
Christ qui dit Noli me tangere (" Que personne
ne me touche "). Pas irénique pour un sou.
D’où premièrement l’intimidation (Pialat fait
peur : on n’oubliera pas de sitôt son regard noir,
son visage hugolien). D’où aussi le désir ardent
ici de vouloir herculéennement surmonter cette peur.
Et voir à quoi ressemble la montagne Pialat (ce présent
texte, c’est la souris), si par hasard elle ne vaut pas largement
la montagne Sainte-Victoire inlassablement remise sur le métier
de la peinture par Cézanne (qui, comme le cinéaste,
admirait par-dessus tout Nicolas Poussin).
D’abord l’instituteur de La Maison des Bois en 1971 :
la pédagogie pialatienne existe, elle n’est ni moralisatrice
(Pialat n’est pas Tavernier) ni moraliste (Pialat n’est pas
Rohmer), laïque mais pas puritaine (contrairement aux
deux cinéastes susmentionnés). Elle est celle
qui veut montrer, sans coup férir ni rien céder
ni sur son désir, ce qui lui fait peur, ce qui lui
noue le ventre, ce qui lui cheville le corps, ce qui le met
à genou : un enfant dont on imagine sans peine que
le pire est à venir (L’Enfance nue en 1969),
une relation amoureuse dont on ne se remet pas de la voir
se terminer comme ça (Nous ne vieillirons pas ensemble
en 1972, Loulou en 1980), une mère qui agonise
trop lentement aux yeux de ses proches (La Gueule ouverte
en 1974), la sexualité d’une adolescente en devenir
qui fascine jusqu’à la douleur et la rupture autant
un père qu’un cinéaste (Passe ton bac d’abord
en 1978, A nos amours en 1983), une famille arabe
et la dureté de ses codes (Police en 1985),
la frange mystique de la folie des hommes (Sous le Soleil
de Satan en 1987), l’acte même de peindre et le
contexte socioculturel dans lequel cet acte s’enracine plus
que son auteur (Van Gogh en 1991), un enfant dont le
pire n’est que de pouvoir seulement imaginer ce qu’il adviendra
plus tard de lui (Le Garçu en 1995). L’observation
chez Pialat ne peut être qualifiée entièrement
de clinique parce qu’il y a dans ce cinéma une empathie
réelle et inquiète pour ce qui est filmé :
comme chez John Cassavetes son cousin d’Amérique, mais
sans le caractère spectaculaire extatique lié
au gestus des personnages cassavetiens, c’est une " objectivation
participante " comme on dit en sociologie, qui irrigue
une conception esthétique, du tournage au montage,
jusqu’à envisager ce point-limite de la représentation,
la défaillance du représenté. Le cinéma
de Pialat, ce sont les " instats " (Gilles
Deleuze) de la peur du vide.
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