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A nos amours (c) D.R.

Ensuite le père artisan fourreur de A nos amours inspiré du père réel de Claude Berri : comment concilier l’amour de la matière (c’est-à-dire la solitude créatrice, son chiffre) avec la gestion économique (et l’économie pialatienne suppose au moins le chiffre deux, le pluriel, le nombre : ne pas oublier les différents monteurs de Passe ton bac d’abord, les différents scénaristes de Police, les différents chefs opérateurs du Garçu) autorisant cet amour et légiférant sur lui ? Comment filmer ensemble dans ce qui les tiraille et les agrège l’amour et la violence, l’individuel et le collectif, la solitude et le groupe, l’asocial et le social (" asociale sociabilité " comme disait Kant) ? Le mouvement pialatien, sa base tellurique, le degré zéro de sa forme, c’est le parcours de la pulsion qui tour à tour saillit de l’affect pour tirer vers le groupe et se tire du groupe pour bousculer l’affect. Cinéaste du communautaire comme violence archaïque et claustrale, celle de l’appartenance exclusive et du clivage identitaire (le Nord populaire de L’Enfance nue et de Passe ton bac d’abord, les prolos de Loulou, la France rurale de Sous le Soleil de Satan, celle de 1870 et des bords de l’Oise dans Van Gogh, les Arabes de Police) : Pialat est par excellence l’ethnographe anxieux du peuple français, de ses stases plutôt que de son mouvement (ce serait aux USA le cinéma de Ford). Mais aussi cinéaste plus fin et analytique (mais une analyse sans logos, par l’image) de la pulsion de conservation : c’est le trajet des adolescents de Passe ton bac d’abord (ce titre, c’est la voix du père qui tonne, voix de Stentor comme celle de Pialat lui-même dans A nos amours), d’Isabelle Huppert dans Loulou, de Sophie Marceau dans Police, et tant d’autres. Pulsion de destruction : du gamin de L’Enfance nue au peintre (de) Van Gogh en passant par Jean Yanne dans Nous ne vieillirons pas ensemble (et la scène du jambon tranché à la fin du Garçu), c’est un même objet (un couteau, une lame) qui érafle la peau, qui égratigne la toile, qui écorche les plans de l’œuvre entière qui, si elle semble se boucler (d’un enfant sans enfance à un autre enfant qui la vit tellement qu’il n’en a que faire), par contre ne se referme pas. Pialat est bien plus physiologiste que psychologue, plus proche de Rembrandt ou de Courbet que de Balzac ou de Zola, de la peinture que de la littérature, de la planche anatomique que de la page dramatique. D’où son naturalisme : pas la fièvre du naturel avec laquelle on s’enivre trop facilement pour faire vrai et pour pas grand-chose mais la matière même du réel à tourner et à en retourner le sens dans tous les sens. Comme la terre de labour, même ingrate, sans l’assomption picturale et religieuse de Millet. Comme celle de Sous le Soleil de Satan.

Chaque film du cinéaste est une plaie vivante, montage barré d’organes-scènes, de tissus-plans, monceaux de réel mal fagotés et couturés (Pialat, cinéaste à la fois bazinien – le caractère ontologique de l’enregistrement cinématographique –, et antibazinien – la robe déchirée de la réalité –, pour le coup pas si éloigné du rival secrètement, jalousement admiré, Jean-Luc Godard), comme arrachés du tournage et que la caméra saupoudre de sel. Pour les conserver certes (l’aspect " viandard " de l’œuvre, et le cinéaste avait l’intention d’adapter Voyage au bout de la nuit de Céline), mais toujours à vif. Pialat le disait bien dans un entretien (accordé où ? Aux Cahiers, à Libé, aux Inrocks ?) : peut-on faire mieux cinématographiquement qu’un bout de tissu humain, des vaisseaux sanguins, un doigt ? Pialat est un cinéaste irascible, on le lui a assez reproché, c’est donc qu’il est profondément un artiste organique. Qui filme près l’os, comme au bord de le rogner. A fleur de peau, comme au bord de la tanner (le père tanneur encore). Au présent irréductiblement (son côté gaulois), irrémédiablement (c’est-à-dire sans remède). " Le mal est fait " comme le synthétisa si limpidement un jour Jean Narboni (1). Le poing levé de Pialat face aux imbéciles au moment de la réception de la Palme d’or pour Sous le Soleil de Satan en 1987 ne dit pas autre chose sur un cinéma envisagé comme une empoignade (" rentrer dans le chou du plan " comme il le disait au moment de Police, son film le plus rossellinien, entièrement axé autour de la question de l’aveu), des films réalisés comme des foires d’empoigne, une œuvre habitée par un sentiment du poignant, du tragique de la vie.

  Sous le soleil de Satan (c) D.R.

Enfin l’abbé Menou-Segrais de Sous le Soleil de Satan tiré (comme le vin, de messe ou pas, comme le sang du cou de Mouchette-Sandrine Bonnaire) de l’œuvre de Georges Bernanos, un film par ailleurs miné de bout en bout - le film de Pialat le plus berzingue, qui pousse le plus loin le " On ne sait pas ce que peut un corps " de Spinoza – qui envoie se faire voir la reconstitution historique soigneusement ficelée pour mieux lui mettre le feu (c’est son film gancien !). Celui qui envoie ceux qu’il aime à leur propre perte (" c’est là, comme le disait Marguerite Duras, la seule politique "). Comme un défi, pour prouver que l’on existe, que L’Amour existe. C’est Gérard Depardieu dans Police et plus encore dans Sous le Soleil de Satan. C’est Jacques Dutronc dans Van Gogh. Pialat, c’est celui aussi qui prend acte de cette perte, de ce qui ne passera pas : entre les enfants et les parents (quasiment tous ses films ; ne répétait-il pas d’ailleurs dans un entretien (2) ce mot de Hegel : " Les enfants sont la mort de leurs parents " ?), entre les hommes et les femmes (quasiment tous ses films, les mêmes souvent : voir le paradigmatique Nous ne vieillirons pas ensemble, aussi bon que Le Mépris de Godard sur la question de la scène de ménage).