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En face de la salle
de boxe, dans l’Hôtel Cozy, Smoke et Julie discutent
de ce match de plus. Julie voudrait que ce soit le dernier,
Smoke sait qu’il va gagner. Convaincu que ce sera une victoire,
il pense battre son jeune adversaire par KO. Mais Julie n’y
croit plus, n ‘ayant eu de cesse d’accompagner son homme
au tapis, elle ne veut plus assister à ses défaites.
Elle n’ira donc pas au match ce soir-là. Elle vagabondera
dans les rues animées de cette ville en toc, où
étrangement les gens ne pensent qu’au jeu. Wise prend
un certain plaisir à accumuler des détails décrivant
la servitude des citoyens soumis aux machines de jeu, divertissements
idiots produisant leur propre échec, comme ces attrape-objets,
pinces de foires délivrant aux plus habiles ou chanceux
des gadgets en tous genres. On imagine que c’est un samedi
soir ; les rues sont pleines, les gens dansent dans les
clubs. La seule musique présente dans le film est un
jazz toc sortant des dancings et des restaurants. Julie erre
parmi les ombres du jeu, fantôme fuyant cette boxe qui
ruine leur existence à elle et à Smoke ;
Elle-seule semble pourtant exister, même si son errance
dans les ténèbres silencieuses des abords de
la ville des jeux, l’a fait presque se séparer de l’image.
Rendons justice à la photo de Milton Krasner, un noir
et blanc à l’encre de chine, somptueux et fluide, brossé
d’ombres et de phosphorescences, à peine encore dégagé
de l’expressionnisme Langien et prophétique des meilleurs
noir et blanc post-modernes (cf Deadman). Scène
sublime : Julie au-dessus d’un pont regarde vaguement
défiler les trains dont les lueurs des phares sont
autant de sémaphores dans la nuit vacante, signaux
d’une vie meilleure ailleurs.
Coutard dans les compléments explique que ces scènes
sont difficiles car elles nécessitent une très
bonne pellicule rendant possible l’effet irréel de
halo enserrant les choses de la nuit, donnant à la
promenade du personnage son caractère mélancolique
et fantastique. Wise dans sa narration a su brillamment usé
du montage parallèle, passant alternativement de l’errance
de Julie, à la préparation de Smoke dans les
vestiaires. Les vestiaires constituent sans doute les meilleures
scènes du film. Véritable chambre du purgatoire,
les boxeurs y attendent le combat, leur gloire ou leur déchéance.
Wise fait défiler une galerie de personnages remarquables :
outre Smoke l’ancien, on y trouve le jeune débutant
attendant dans l’angoisse son baptême du feu, Gunboat
le loser à la gueule défoncée qui finira
au tapis, Tony le croyant qui jure sur la bible et énonce
sa théorie du pari pour le salut de son âme (ce
film est pascalien sur bien des points : tout n’est que
divertissement dans la ville et tout le monde joue, jusqu’à
ce boxeur qui tente de convaincre son soigneur qu’il n’y a
rien à perdre à parier sur l’existence de Dieu),
les soigneurs, toujours là pour aider, pour écouter
et conseiller. Acteurs mais à distance, comme celui-là
qui préfère lire des histoires à l’eau
de rose plutôt que de voir les combats. De toute manière,
il semble que le sort des combattants soit fixé à
l’avance, jouets des dieux ou des démons, victimes
du sport de foire, du divertissement de masse et de la pègre.
Mais ce soir-là, Smoke ne se résignera pas à
perdre.
Héros christique
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Le combat de Smoke,
filmé en temps réel, est le moment central du
film. Par deux fois, Smoke ira au tapis et se relèvera,
bien déterminé à vendre chèrement
sa peau. En face de lui, un blanc-bec cogneur, mis dans la
combine, persuadé que son adversaire se couchera, ne
comprend pas l’acharnement de ce type qui enfreint les règles
de la pègre. Car dans ce genre de match, les règles
de la boxe sont juste supposées. C’est une boxe au
rabais, des petits champions à la gloriole provinciale
qui cachetonnent à travers le pays. Wise décrit
la déchéance d’un sport, qui de " noble
art " est devenu spectacle. Il annonce tout le fatras
théâtro-médiatique de la boxe d’aujourd’hui.
Le speaker annonce d’ailleurs le prochain spectacle dans l’arène :
du catch au milieu de harengs. On est loin du sport, plus
proche du combat pour rien. Wise s’attache à nous montrer
une foule braillarde, des spectateurs sans retenue :
un obèse se gavant de pop-corn, un aveugle réclamant
du sang. On ne peut que voir dans le personnage de Smoke une
figure christique au milieu de la plèbe, se battant
pour sa résurrection. Le combat en quatre rounds acharnés
est filmé au plus près ; quelques fois
caméras à l’épaule, Wise trouvant des
angles impossibles (il dira que ses mouvements de caméra
ne sont jamais gratuits mais justifiés par l’action),
donnant à l’ensemble son caractère si réel.
Ryan est parfait, jouant une boxe heurtée, inélégante
au possible, sans arrêt au bord de la rupture d’équilibre.
Le génie de ce film est de prendre le contre-pied total
du film de sport esthétisant. Chaque coup est comme
arraché à la pesanteur.
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