4. Lutter contre
les médias avec leurs propres armes
Dans " TV Nation "
puis surtout dans la série suivante " The
Awful Truth ", Moore systématise cette
approche du " hors champ " médiatique
et l’oriente vers le conflit ouvert. Aux images va-t-en-guerre
de CNN, il oppose le point de vue de délégués
américains de l’ONU qui choisissent de démissionner
de leurs fonctions après avoir dénoncé
le génocide perpétré en Irak par les
Etats-Unis (1,2 million de morts dont des centaines de milliers
d’enfants à la suite de la guerre et de l’embargo.).
Il évoque également les 100.000 soldats américains
souffrant du " syndrome de la guerre du Golf "
pour avoir été en contact avec des armes radioactives.
Dans un autre ordre d’idée, c’est le mythe même
de la démocratie américaine qui est mis en
cause dans une série de reportages montrant la corruption
des institutions : Moore fait apparaître que sous
l’actuel gouvernement Bush, le ministre de la santé
a vu sa campagne électorale financée par les
grandes compagnies de tabac, et que la ministre de l’agriculture
n’est autre que l’ex PDG de Monsanto - Multinationale agronomiques
à la pointe des technologies OGM... Enfin, " TV
Nation " parvient à s’offrir un " TV
Nation Day " en offrant 5000 dollars à
un sénateur pour des opérations de lobbying.
Ce dernier exemple de la " démocratie aux
enchères " est à la fois le plus
drôle et le plus sinistre.
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La récente définition
unilatérale et simpliste du mot " terrorisme "
par la Maison Blanche et sa reprise en chœur par l’ensemble
des médias occidentaux fournit un exemple récent
de la puissance de formatage du discours médiatique.
La rigueur intellectuelle voudrait que les termes du débat
public puissent être collectivement définis
et, le cas échéant, contredits, mais c’est
précisément ce que l’idéologie médiatique
ne permet pas, elle relaie exclusivement la parole du pouvoir
- qu’il s’agisse de celles des " stratèges "
de l’administration Bush ou du directeur de la banque fédérale
américaine. La sensation de " fuite en
avant du temps " et la superficialité qui
en découle à la télévision ne
sont donc pas dues aux caractéristiques du médium
lui-même - au contraire, on pourrait très bien
imaginer au sein de ce flux des rythmes plus lents, propres
à l’analyse - mais sont le fruit d’une volonté
idéologique. Aux privatisations économiques
correspondent, en effet, un autre détournement, symbolique
celui-là, la privatisation progressive du langage,
c’est-à-dire l’impossibilité concrète
de choisir les termes du débat et la prise de contrôle
des moyens de communication par les marchands.
C’est dans ce contexte que la démarche politique
de Michael Moore prend son sens : il ne critique pas les
médias sur un plan théorique en analysant
leur situation de monopole idéologique et la manière
dont ils justifient quotidiennement l’existence d’un modèle
de société inégalitaire, consumériste
et prédateur ; mais il tente avec difficulté
de faire exister au sein même du monde médiatique
un autre discours, d’autres définitions et d’agir
directement sur l’opinion de ses concitoyens. Dans
la tradition européenne, la théorie est un
préambule nécessaire à l’action mais
dans l’Amérique de Michael Moore, il en va autrement
pour un certain nombre de raisons historiques. Dans son
dernier livre, il précise d’ailleurs clairement sa
position vis-à-vis du marché : aucun éditeur
n’a réellement envie d’entendre ce qu’il a à
dire sur la société américaine ou les
vicissitudes (nombreuses) de la famille Bush, mais grâce
au succès tout à fait inattendu de son premier
film, il a eu la possibilité improbable de voir un
petit espace s’ouvrir : un livre publié. Seul le
succès commercial de ce premier opus, classé
parmi les " best-sellers ", explique
qu’on lui ait permis de publier Stupid White Men.
Sa position est donc simple : le succès marchand
est la condition nécessaire à l’existence
de sa " tribune ", et cette dernière
en a bien sûr les limites.