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" On a souvent dit (Lévi-Strauss lui-même plusieurs fois) que le monde moderne se prêtait à l’observation ethnologique, pour peu qu’on fût en mesure d’y isoler des unités d’observations maîtrisables par nos méthodes d’investigation "
Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité - Paris, Seuil, 1992


  Moder Times (c) D.R.

On pourrait toujours se demander, et cela prendrait bien du temps, par quelle face attaquer par l’écriture critique, autrement dit comment penser, un tel monument de cinéma, chef-d’œuvre déclaré de son auteur (et aujourd’hui mondialement et légitimement reconnu comme tel) mais hélas qui lui causa à terme la ruine financière. L’intimidation est de mise pour qui aimerait bien en parler : en faire entièrement le tour semble inabordable. Le gigantisme de l’opération a de quoi effrayer (huit ans d’effort pour son maître d’œuvre). L’exhaustivité paraît impossible (une durée de 2h15 quand Play Time donne l’heureuse impression de se dérouler en temps réel, celui de sa diégèse, soit un peu plus de 24 heures). Et puis, l’expérience de spectateur procurée par une telle machinerie, si ample et généreuse dans son propos, si audacieuse dans sa forme, dans l’exaltation même à faire sentir ou comprendre que le cinéma fut une fois au moins capable de cela (à l’instar de Modern Times de Charlie Chaplin ou de Metropolis de Fritz Lang en leur temps respectif), obligerait presque à en rester là.

Seuls les sourires prolongés imprimant les visages au sortir de la projection, malgré le pessimisme de l’entreprise sur lequel nous reviendrons plus tard, et le partage avide et gourmand avec son prochain des gags répertoriés ou loupés par chacun suffisent à signaler l’inoubliable tour de force qu’a été le film. Comme si le monde réel prolongeait celui mis en scène par Tati, ou plutôt comme si notre regard était affecté à jamais par une nouvelle courbure rétinienne infléchie par la vision d’un film résolument gargantuesque. Hénaurme ! Ce bloc incorruptible de cinéma contiendrait donc en son opulent sein tout le cinéma de Tati, passé (le souci américain de rendement du facteur de Jour de Fête en 1949, l’avènement du loisir de masse dans Les Vacances de M. Hulot en 1953, l’usine de plastique et l’habitat moderne de Mon Oncle en 1958), comme à venir (la circulation automobile de Trafic en 1971, la déterritorialisation du spectacle dans Parade en 1974).

Moder Times (c) D.R.

Play Time, cristal parfait de l’œuvre tatienne dont toute la substance se trouve ici ramassée, est compact dans son armature formelle (ce cube multi-face à la charpente infaillible apparaît comme définitivement achevé et inentamable, sans faille et complet, proprement autosuffisant) alors que les virtualités (de gags, de situations, de mises en relations) qui le parsèment sont inépuisables (et tenter de les inventorier toutes relèverait d’un effort à la Sisyphe !). Il relie ainsi le cinéma des origines (ces grands tableaux fixes multipliant les détails et les arrières plans, à l’instar de ceux de D.W. Griffith) à la modernité cinématographique telle qu’elle a pu être théorisée et réalisée, et notamment en France, dès la fin des années 50.

Ainsi, il semblerait que les seuls cinéastes à cette époque à pouvoir égaler Tati sont Alain Resnais (celui de Muriel en 1963), et Jean-Luc Godard (celui de Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967), c’est-à-dire deux auteurs à avoir pensé des éléments stricts d’urbanisme (comment la ville nouvelle façonne un nouveau corps ?) en termes purement cinématographiques. À la différence que, tout de même, si Resnais comme Godard innovent dans l’introduction d’un montage (sériel et inspiré d’Eisenstein pour le premier, révélateur de contradiction comme de comparaison, à la Vertov pour le second) qui réalise ses principes intellectuels comme de sensation entre les images, chez Tati le montage s’effectue à l’intérieur du plan acquérant en conséquence une valeur affirmée d’autonomie esthétique, rompant avec les habituelles contraintes d’illustration narrative. Chaque plan de Tati est ici une super scène de music-hall, le support d’une kyrielle de récits, le principe d’une foultitude de situations. Seul dans le domaine du burlesque, son contemporain Jerry Lewis aura autant d’ambition et de démesure… et subira les mêmes échecs cuisants, obtiendra le même rejet fatal. Dans une moindre mesure, on pense aussi à Blake Edwards et d’ailleurs son film le plus ouvertement burlesque, alors que son auteur demeure cependant un expert en comédie, est The Party réalisé en 1968, soit un an après Play Time et explicitement influencé par ce dernier, notamment par l’épisode du Royal Garden.