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  The Party (c) D.R.

Certes plus hilarant que le film de Tati, The Party n’en possède pourtant ni le souffle quasi-épique ni la vigueur terrifiante d’une vision formelle en adéquation avec l’originalité de son sujet. Il ne s’agit pas seulement d’anticiper une nouvelle urbanité-type (le quartier de la Défense pré-vu par Tati) mais aussi une manière contemporaine de faire du cinéma (les Taiwanais Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang et Tsaï Ming-Liang surtout lui doivent beaucoup) comme si cela était une installation d’art ou vidéo qui défierait sur son propre terrain (celui de la circulation et de l’ordonnancement des perceptions qu’elle induit) l’hégémonie du musée. Play Time est aussi le musée recensant les comportements et les figures archétypales de la nouvelle société urbaine de la fin des années 60, en laissant entendre que cette modernité sans aspérité qui vient et qui nous angoisse est déjà (dé)passée. L’angoisse est d’autant plus grande, plus durable (elle ne nous quittera jamais), mais c’est aussi le seul moyen pour Tati de ne pas faire œuvre vite démodée (par exemple, Mon Oncle souffre davantage de son inscription contextuelle). Etre hors mode pour le Tati de Play Time, sa relative abstraction, lui permet de demeurer sans cesse au présent, d’appartenir toujours à son temps, celui du moment où le film est projeté. Pas moins.

C’est dans cet espace de recherche désiré par le film que réside la nécessité absolue de l’objectif 70 mm. : faire du cadre une fenêtre ouverte sur une infinité de cadres (option entrevue par Alfred Hitchcock dans Rear Window en 1954), comme autant de mondes possibles et d’informations sur ces mondes. La largeur du cadre comme la profondeur de champ qu’il permet en conséquence (bien plus que ne le peut l’œil humain) impulsent cette obsession délirante à force de rationalité extrême et de symétrie des lignes et des segmentations, des hiérarchies et des trajets, des surfaces et des espaces redéfinissant la place (de plus en plus réduite) de l’homme au profit des systèmes qu’il a mis en place. Cette option a été également entrevue par Hitchcock dans North by northwest en 1959 (que l’on songe seulement à son générique géométrisé, à l’implacable et abstraite distribution de ses lignes et des intersections en accord avec la musique de Bernard Herrmann), elle sera poursuivie plus tard par Stanley Kubrick dont la volonté en termes de symétrie et de profondeur de champ dans le plan est aussi remarquable. Espace de contrôle pour les hommes du film, espace de liberté élargie pour son spectateur. Devant un tel espace de vision et de lisibilité, de visibilité offerte (le monde plus grand que l’œil qui en scrute minutieusement les fondements sans en exténuer les recoins), la liberté du spectateur n’en est que plus grande : c’est d’ailleurs cette liberté qui effraya tant les spectateurs lors de la sortie initiale du film et en causa pour partie l’échec au box-office.

Playtime (c) D.R.

A charge pour lui désormais de balayer l’écran à la recherche du grain de " signifiance " (Jacques Lacan) qui servira de révélateur au fonctionnement des grands ensembles qu’articule le film. A charge pour lui de faire les raccords adéquats que ces petites concentrations d’humanité simulée (des figurines, des types plutôt que de réels personnages) ne font plus. A charge pour lui encore de tracer les lignes qui font sens contre un fléchage signalétique qui astreint et réclame de l’obéissance, d’opérer enfin la lecture critique des rapports (de marché, de force, de contrainte, de domination) sans cesse entretenus par une mise en scène qui ne cesse de sauter allègrement le pas (cette infime frontière qui fonde l’enjeu de toute la réalisation tatienne) entre opacité et netteté des structures regardées, mais également entre son projet explicite (un nouveau burlesque dont la valeur de modernité doit répondre à la modernité de la ville filmée) et son projet implicite (une critique radicale de notre condition d’homme moderne comme le fit Hannah Arendt, d’homme unidimensionnel comme l’a écrit Herbert Marcuse). Mise en en scène qui fonctionne, on l’aura compris, à deux vitesses, dans la réversibilité continue de deux approches complémentaires que suture la prolifération organique des gags par delà le fossé mouvant de l’image et du son : visible-monstrueuse (le décor contenu dans l’immensité du cadre), invisible-atroce (ce qui circule ou non entre les êtres et entre les êtres et les choses), le rire étant ce qui nous permet de supporter le poids (intégré par les consciences du film, pas complètement par les nôtres) de telles réalités qui n’avouent jamais le totalitarisme mou et euphorique qui les sous-tend.

Les apports originaux de la ville en pleine restructuration dans les années 60 (les oeuvres fonctionnalistes de Le Corbusier comme le structuralo-marxisme de l’historien urbaniste Henri Lefebvre en épousent les mouvements) posent de manière intrinsèque la question de la refondation de l’outil cinématographique : qu’il retrouve en fait sa scientificité originelle. Sa visée est dorénavant de dire le présent, d’observer ce qui est, ce qui est déjà en train de changer, ce qui arrive et ce qui n’est déjà plus. Et dire tout cela en images et en sons, en réussissant fertilement le contournement des pièges grossiers d’un narratif linéaire issu de la littérature la plus commune, tombés dans la désuétude d’un académisme bourgeois avec lequel les cinéastes les plus audacieux, les plus artistes cherchent politiquement à rompre. Sur ce point, Play Time continue l’incisive entreprise de Mon Oncle de destruction, avec un sens de la caricature dont la stylisation est d’une netteté confondante (pourfendante, dira-t-on : la ligne claire tatienne est rigoureusement implacable, elle épingle sous un jour avenant toute la cruauté du monde, son pur tracé cingle et fait claquer l’air climatisé des pâles monceaux d’urbanité frigorifiés qu’aligne le film), de la nouvelle bourgeoisie française apparue avec la IVe République, bien installée sous De Gaulle et dont le règne coïncide avec celui de la TV, son miroir.