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C’est pourquoi l’échec
instructif de Play Time réside pour partie dans
la séparation effective entre d’une part le vœu sincère
d’un cinéma comique populaire et d’autre part des moyens
de réalisation démiurgiques qui ne sont plus
ceux alloués ordinairement aux masses, mais ceux de
la modernité même, synonyme particulièrement
ici de solitude. Fait à plusieurs (les centaines de
techniciens affectés au décor, à la confection
des gadgets et des costumes, etc.) et destiné pour
tous, Play Time ne s’adresse en fait, par sa conception
si singulière du gag (virtuel, c’est au spectateur
de l’actualiser : le film ne serait au sinon rien d’autre
qu’une machine purement fonctionnelle et sans âme sans
un spectateur pour en activer les invisibles ressorts), qu’à
un public éclaté, jamais unifié, sommé
de tracer seul sa propre trajectoire au sein du film. La machine-film,
dans sa disponibilité, son aération, ses vides
qui ajoutent un relief inattendu et une profondeur insoupçonnée
à ses pleins, n’attend en fait plus qu’un seul tout
petit spectateur suffisamment souple pour mettre en branle
toute l’énergie critique et explosive contenue par
le film. C’est ainsi l’épisode du Royal Garden comme
animé d’un mouvement de surchauffe et d’entropie qui
arrive à faire déciller notre attention, à
précipiter, voire à bousculer le travail de
nos perceptions.
Si le spectateur actualise le potentiel esthétique
du film (pour un gag de trouvé censé récompenser
la quête du spectateur, ce sont dix observations critiques
de gagnées qu’il n’avait même pas imaginées),
le rire que Tati met en place est aussi l’un des plus intrigants
de l’histoire du cinéma : on n’est jamais sûr
de savoir si l’on rit tous aux mêmes blagues. Ici, rire
ensemble ne signifie nullement que l’on rit aux mêmes
choses. Rire au carré, au cube, à la puissance
x certes, mais un rire qui renvoie chacun à sa propre
expérience perceptive, à sa propre psychologie
individuelle dans le simulacre ainsi mis à nu d’une
communion impossible (la salle dans son acception archaïque,
équivalent laïc de la messe). Illusion d’un rire-ensemble
qui ne signifie pas automatiquement le déni d’un fantasme
caressé par Tati : celui de voir se créer
après la projection du film une petite communauté
soudée autour de la curiosité de chacun à
offrir en partage son lot de gags répertoriés
comme autant d’objets trouvés que l’autre aura ratés.
Illusion enfin qui participe d’une même volonté
chez l’auteur de dissémination-dispersion comme l’un
des couples moteurs qui régit structurellement le film
comme notre monde, et dont il représente ici en concentré
un miroitement infini.
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Entre la fabrication
(onéreuse) du film et sa nécessaire réception
(il faut que le film soit vu et rapporte au moins ce qu’il
a coûté), c’est tout un gouffre qui s’est ouvert,
avalant gloutonnement son auteur (deux films forcément
de moindre impact pour finir, un court très stimulant
intitulé Forza Bastia en 1978 et Tati s’en est
allé en 1982 avec un scénario sous le bras jamais
tourné et dont le titre significativement était :
Confusion) alors que le succès international
de Mon Oncle avait permis d’entreprendre le lourd
chantier de Play Time. Cette béance dorénavant
impossible à écarter d’un revers de la main
est celle de l’identité même quant aux objets
réels du cinéma qui ne peut faire, éthiquement
parlant (c’est-à-dire en tant que pratique artistique),
l’économie d’une nouvelle écriture apte à
saisir notre contemporanéité (et chez Tati,
elle est en creux présente dès son premier long
métrage Jour de Fête) alors que son existence
implique forcément, en tant qu’industrie, un minimum
de rapports de production… qui furent cette fois-ci en défaveur
de Tati comme auparavant ces mêmes rapports furent à
Hollywood par exemple en défaveur d’artistes aussi
ambitieux que Erich Von Stroheim, Joseph Von Sternberg, Orson
Welles, Jerry Lewis ou plus récemment Michael Cimino.
Si l’on cite ces quatre ou cinq monstres qui se sont tous
brûlés les ailes au soleil de l’industrie du
film, c’est que l’on se souvient par ailleurs que le facteur
de Jour de Fête voulait imiter la vélocité
et l’efficacité des " postmen yankee "
aperçus dans une bande d’actualité : Tati
est ainsi le seul cinéaste français à
pouvoir leur être comparé au niveau des moyens
dont il a pu disposer et du talent dont il a usé pour
s’en rendre maître.
Symbole même - mais le risque en valait largement la
chandelle - du désaccord fondamental, de la disjonction
ontologique entre les logiques immanentes de l’art cinématographique
(pour ceux qui veulent bien les prendre en compte) et les
conditions matérielles de son fonctionnement industriel,
entre le caractère puissamment infantilisant (donc
aliénant, le principe de plaisir se substituant toujours
fallacieusement au principe de réalité dont
il se veut le déni jouissif) du burlesque et une volonté
drastique de le hisser vers une approche réflexive
et conceptuelle (la déceptivité nécessaire,
juste sur le plan éthique, du film octroie au spectateur
sa désaliénation au profit d’une distanciation,
soulignée ici par l’appareil technique détaillé
précédemment, et donc de la création
positive d’un regard autre, autre que celui qui acquiesce
et qui rit là où on lui demande de le faire), Play
Time ressuscite pour le coup l’opprobre et l’incompréhension
que connut justement Chaplin avec Modern Times (comme
le disait André Bazin, on ne pardonne pas à
un clown de vouloir se faire philosophe, à la grenouille
de se faire plus grosse que le bœuf) ou Keaton (que Tati a
toujours préféré à l’auteur du
Kid, choisissant comme lui l’ingénierie au moralisme,
la machine au discours) lorsque ses films, véritables
bijoux de mécanique de précision, coûtaient
de plus en plus cher.
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