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  Jacques Tati (c) D.R.

" Play Time se trouve être un appareillage spectaculaire dans ses moyens mais jamais dans ses fins et qui arrive à produire en fin de compte, esthétiquement, la négation flagrante (tonitruante même) du spectacle comique tel qu’on le pratiquait en France à cette époque, celui du Corniaud et de La Grande Vadrouille avec sa figure privilégiée, l’acteur de boulevard Louis de Funès, par ailleurs plus talentueux que les films dans lesquels il jouait " (Valère Novarina). C’est aussi un objet conceptuel réconciliant le cinéma de Lumière (l’observation par la durée et la fixité du cadre) et celui de Méliès (le trucage optique et la fantaisie) dans l’utilisation d’un décor grand ouvert sur le ciel. Et qui se hisse sans complexe à la hauteur de son topos (il s’agit de boxer, pour l’objet face à son sujet, dans la même catégorie).

Autrement dit, une ville, comment ça marche, comment ça tient debout, comment ça fonctionne (Paris vu comme un gigantesque Lego). Mieux encore, comment ça marche un humain, comment ça existe autrement que par la fonction que la société lui a attribuée, comment ça ne disparaît pas derrière le souci très contemporain de massification des individus, comment ça tient bon ou debout, comment ça résiste dans une ville pareille, recréation de verre, de béton et de contreplaqué du labyrinthe existentiel décrit par Franz Kafka dans son récit inachevé Le Château. Mais à la différence importante que l’angoisse qui étreignait si puissamment les personnages de l’écrivain semble avoir disparu des mouvements si peu affectés, si peu porteurs d’affects, des humains miniaturisés du film (si angoisse il y a, elle se trouve de notre côté). Sauf bien sûr lorsque Hulot zèbre le champ des perpendiculaires, dont la répétition dit le règne exténuant, de ses diagonales imprévues (mais on le perd facilement de vue), sauf enfin lorsqu’un air de sauvagerie s’empare démocratiquement des convives et des ouvriers du restaurant le Royal Garden (ouvert malgré lui à tous et sans plus aucune manœuvre de distinction) dans une même pulsion inconsciente et informulable de faire qu’on en finisse de ce monde-là, de le ruiner une bonne fois pour toutes, à l’instar de la garden-party de Mon Oncle, voire du ring de boxe du court métrage Soigne ton Gauche en 1936 réalisé par René Clément à partir d’un sketch d’un jeune Tati expert en mimes sportifs de music-hall.

Soigne ton gauche (c) D.R.

C’est enfin un véritable dispositif cinématographique, un complexe d’images et de sons arrivant à substituer à l’opulence de ses productions matérielles (aéroport, rues embouteillées, immeubles d’affaires, drugstore, stands publicitaires, restaurant) une richesse de production d’un sens critique embrayée, via cet opérateur décisif qu’est le gag, par la perception radicalement individuée du spectateur. Tati fait du cinéma concret comme Pierre Henry et Pierre Schaeffer faisaient à la même époque de la musique concrète, en accord avec un temps plus prompt à se laisser submerger par les nouveaux sons de la vie, extraits de la rumeur bruyante et continue de la ville. Play Time montre presque en temps réel reconstitué un ballet fluidifié de corps-silhouettes qui dessinent, dans le cadre et sur la bande-son (l’un comme l’autre aussi étagés que les plus grands buildings du film), la carte inquiétante d’une espèce si étrange, pas immédiatement reconnaissable, et qui pourrait bien être finalement la nôtre.

Le rire désigne notre berlue : nous pensions avoir débarqué sur une autre planète (position rassurante) alors qu’en fait Tati nous offre une place d’observation privilégiée (et plus surprenante), celle de l’extra-terrestre qui arrive chez nous sans rien connaître de ce qu’il regarde. Nous nous observons nous-mêmes comme si nous nous étions jamais réellement vus : la vitre ici fait office de miroir sans tain. C’est la valeur comique ou burlesque du film (sur laquelle on a vendu celui-ci) qui cède le pas à la pure mise en scène de Tati dont la modernité est de se montrer telle qu’elle est. D’où le hiatus avec le public, davantage sommé (sonné ?) d’amortir les coûts du film en payant sa place plutôt que d’accompagner intellectuellement le propos du film. Si l’industrie a gagné idéologiquement (le public veut du spectacle dans les normes et rien d’autre), par une contradiction dont elle a l’habitude, elle échoua sur le plan économique en perdant à l’occasion beaucoup d’argent.