Le sexe est assurément un thème qui innerve le cinéma de Kubrick.
Les scènes de sexe en tant que telles sont rares (même si
Kubrick, s’il avait pu, en aurait d’avantage introduit dans
Lolita) mais en tout cas il est toujours là, présent
quelque part, de façon plus ou moins souterraine, parcourant
les films, exerçant sa puissance sur les individus et la collectivité.
D’où la pertinence de s’interroger sur sa place et les enjeux
qu’il recouvre dans le cinéma de Kubrick.
Après tout, le dernier mot de Eyes Wide Shut - qui
est quand même un film sur la sexualité - et dernier mot de
l’œuvre de Kubrick, c’est le « fuck »
prononcé par Alice : une invitation au sexe. Au fond,
la question qui pourrait guider cet article serait celle-ci :
qu’est ce qui dans cette grande œuvre du vingtième siècle
nous amène vers ce fuck terminal ?
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Affirmons d’emblée notre thèse :
la vision kubrickienne du sexe s’inscrit dans le sillage
de la pensée freudienne, en ce sens qu’elle est liée à une
problématique de la névrose et qu’elle révèle un même penchant
pessimiste. J’entends la névrose de civilisation, telle
que Freud la définit dans Malaise dans la Culture :
le malaise né du renoncement pulsionnel exigé par la société.
De fait, les personnages névrosés sont légion dans les films
de Kubrick.
Le premier grand signe de cette névrose, c’est sans conteste
le fameux lien du sexe et de la mort, éros et thanatos,
qu’on retrouve quasi systématiquement chez Kubrick et qui,
est-il utile de le préciser, est l’une des grandes idées
de Freud. On a beaucoup écrit sur ce sujet, et je renvoie
à l’excellente étude de Philippe Rouyer Folles amours
(Positif n°464 - octobre 1999).
Si Kubrick s’intéresse au sexe, il ne semble guère passionné
par l’amour, et en tout ne filme jamais une étreinte qui
soit heureuse ou épanouie. De même, il fuit tout lyrisme
pour traiter ces scènes, préférant l’ironie (la scène d’amour
à trois, tournée en accéléré dans Orange mécanique)
ou l’inquiétude.
Le sexe est inquiétant, dangereux, chargé d’angoisse, lourd
de danger. Dans Lolita, le premier contact charnel
entre la jeune fille et Humbert, quand ils se touchent la
main dans la voiture pendant une séance de drive-in, est
provoqué par la vision d’une image effrayante d’un film
d’horreur. Dans Eyes Wide Shut, lorsqu’Alice raconte
son fantasme à Bill, aussitôt la musique inquiétante de
Jocelyn Pook s’élève ; la quête d’une aventure sexuelle
entreprise par Bill s’apparente à une plongée dans un New
York d’angoisse et de cauchemar jusqu’à l’aboutissement
à une orgie sado maso. « Vous courez un grand danger »
l’avertit la femme nue. Le sexe et l’effroi : Kubrick
souscrirait volontiers à ce beau titre d’un livre de Pascal
Quignard.
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Autant que de la pulsion de vie, le sexe
relève de la pulsion de mort. Celle-ci recouvre différents
aspects : D’abord l’agression avec viol dans Orange
mécanique et l’utilisation par Alex d’un phallus pour
tuer la femme aux chats. Mais, de façon plus feutrée, ne
peut-on pas voir une même tendance dans Eyes Wide Shut,
lorsqu’Alice, à peine laissée seule par son mari quelques
minutes lors de la soirée mondaine, se fait aussitôt outrageusement
draguer par un séducteur hongrois qui n’a apparemment qu’une
idée en tête : aller à l’étage satisfaire un plaisir charnel
et dont l’insistance s’apparente à une forme d’agressivité
? Dans le même temps, Ziegler, le maître des lieux, qu’on
vient de voir en train de recevoir en grande pompe ses visiteurs
en compagnie de sa femme, se retrouve quelques instants
plus tard dans les toilettes avec une fille nue et défoncée,
avec qui il vient de passer un moment chaud. Chez les bad
boys comme chez les upper class, ça ne change pas,
semble nous dire Kubrick. Comme le dit Freud : « la
sexualité comporte une adjonction d’agression ».
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