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Eyes Wide Shut (c) D.R. LE SEXE DANS
LE CINEMA DE KUBRICK

Par Marc LEPOIVRE


Le sexe est assurément un thème qui innerve le cinéma de Kubrick. Les scènes de sexe en tant que telles sont rares (même si Kubrick, s’il avait pu, en aurait d’avantage introduit dans Lolita) mais en tout cas il est toujours là, présent quelque part, de façon plus ou moins souterraine, parcourant les films, exerçant sa puissance sur les individus et la collectivité. D’où la pertinence de s’interroger sur sa place et les enjeux qu’il recouvre dans le cinéma de Kubrick.

Après tout, le dernier mot de Eyes Wide Shut - qui est quand même un film sur la sexualité - et dernier mot de l’œuvre de Kubrick, c’est le « fuck » prononcé par Alice : une invitation au sexe. Au fond, la question qui pourrait guider cet article serait celle-ci : qu’est ce qui dans cette grande œuvre du vingtième siècle nous amène vers ce fuck terminal ?




  Orange mécanique (c) D.R.

Affirmons d’emblée notre thèse : la vision kubrickienne du sexe s’inscrit dans le sillage de la pensée freudienne, en ce sens qu’elle est liée à une problématique de la névrose et qu’elle révèle un même penchant pessimiste. J’entends la névrose de civilisation, telle que Freud la définit dans Malaise dans la Culture : le malaise né du renoncement pulsionnel exigé par la société. De fait, les personnages névrosés sont légion dans les films de Kubrick.

Le premier grand signe de cette névrose, c’est sans conteste le fameux lien du sexe et de la mort, éros et thanatos, qu’on retrouve quasi systématiquement chez Kubrick et qui, est-il utile de le préciser, est l’une des grandes idées de Freud.  On a beaucoup écrit sur ce sujet, et je renvoie à l’excellente étude de Philippe Rouyer Folles amours (Positif n°464 - octobre 1999).

Si Kubrick s’intéresse au sexe, il ne semble guère passionné par l’amour, et en tout ne filme jamais une étreinte qui soit heureuse ou épanouie. De même, il fuit tout lyrisme pour traiter ces scènes, préférant l’ironie (la scène d’amour à trois, tournée en accéléré dans Orange mécanique) ou l’inquiétude.

Le sexe est inquiétant, dangereux, chargé d’angoisse, lourd de danger. Dans Lolita, le premier contact charnel entre la jeune fille et Humbert, quand ils se touchent la main dans la voiture pendant une séance de drive-in, est provoqué par la vision d’une image effrayante d’un film d’horreur. Dans Eyes Wide Shut, lorsqu’Alice raconte son fantasme à Bill, aussitôt la musique inquiétante de Jocelyn Pook s’élève ; la quête d’une aventure sexuelle entreprise par Bill s’apparente à une plongée dans un New York d’angoisse et de cauchemar jusqu’à l’aboutissement à une orgie sado maso. « Vous courez un grand danger » l’avertit la femme nue. Le sexe et l’effroi : Kubrick souscrirait volontiers à ce beau titre d’un livre de Pascal Quignard.

Eyes Wide Shut (c) D.R.

Autant que de la pulsion de vie, le sexe relève de la pulsion de mort. Celle-ci recouvre différents aspects : D’abord l’agression avec viol dans Orange mécanique et l’utilisation par Alex d’un phallus pour tuer la femme aux chats. Mais, de façon plus feutrée, ne peut-on pas voir une même tendance dans Eyes Wide Shut, lorsqu’Alice, à peine laissée seule par son mari quelques minutes lors de la soirée mondaine, se fait aussitôt outrageusement draguer par un séducteur hongrois qui n’a apparemment qu’une idée en tête : aller à l’étage satisfaire un plaisir charnel et dont l’insistance s’apparente à une forme d’agressivité ? Dans le même temps, Ziegler, le maître des lieux, qu’on vient de voir en train de recevoir en grande pompe ses visiteurs en compagnie de sa femme, se retrouve quelques instants plus tard dans les toilettes avec une fille nue et défoncée, avec qui il vient de passer un moment chaud. Chez les bad boys comme chez les upper class, ça ne change pas, semble nous dire Kubrick. Comme le dit Freud : « la sexualité comporte une adjonction d’agression ».