Ensuite, la maladie : dans Eyes
Wide Shut, le sida de la prostituée Domino ; et aussi
toutes les manifestations de maladie mentale et de folie dans
Lolita ou dans Shining. Et puis bien sûr il y
a la mort elle-même : le patient décédé de Bill, dont l’annonce
du décès fait aussitôt suite au récit du fantasme d’Alice ;
on peut aussi penser à la scène où Torrance dans Shining
commence à embrasser une magnifique femme nue qui s’avère être
une morte vivante au corps putréfié. Plus discrètement, dans
Lolita, la mère de Lolita fait du charme à Humbert en
lui montrant le vase contenant les cendres de feu son mari.
Enfin, la guerre, qu’on peut définir comme le traitement institutionnel
et collectif de la violence, est souvent érotisée et s’accompagne
toujours de connotations sexuelles, comme le prouvent les prodigieux
jurons du sergent instructeur dans Full metal jacket.
De ce point de vue, la société militaire n’est pas sans faire
penser à l’orgie de Eyes Wide Shut : s’y retrouvent
le port de l’uniforme, un usage minutieusement et mécaniquement
réglé des gestes, une organisation autoritaire et hiérarchique
du collectif. Et puis, la guerre fournit une sorte de modèle
archétypal aux relations humaines, notamment à la relation conjugale.
Le sexe permet aussi, en masquant les sentiments par le seul
attrait de la chair, par l’usage de la dépendance sexuelle,
de manipuler, dominer, tromper l’autre, comme le prouvent les
relations d’Humbert et de Charlotte dans Lolita ou de
Barry et Lady Lyndon. Dans un des entretiens accordés à Michel
Ciment, Kubrick observe : « les relations masochistes
et tragiques que j’ai pu observer reposent essentiellement sur
une attirance physique ».
Faudrait-il voir dans tout cela la preuve
d’un puritanisme prononcé ? Sans doute, mais en n’oubliant
pas de préciser que Kubrick, là encore, partage la position
de Freud, agnostique comme lui, et non pas celle de la morale
religieuse prisée habituellement par Hollywood. On trouverait
en vain chez lui une thématique de la faute ou du pêché.
Au fond, il se méfie du sexe en tant qu’il relève des pulsions
primaires et sauvages (le ça), en tant qu’il constitue une
force d’une puissance extrême, difficile à maîtriser et
à domestiquer, échappant au contrôle et à la raison, ce
en quoi l’on aura reconnu l’obsession fondamentale du cinéma
de Kubrick.
C’est ici qu’on retrouve la névrose. Cette
force sauvage et destructrice, il convient de la canaliser,
voire de la stopper. C’est ce que tend à faire le processus
de civilisation, ainsi que le montre allégoriquement le
récit d’Orange Mécanique. Mais le renoncement pulsionnel
suscite la frustration et contribue à la névrose, qui
n’est pas moins inquiétante et dangereuse car, du coup,
l’énergie sexuelle se déplace, elle ne disparaît pas et,
latente, continue à ronger de l’intérieur et hanter l’individu.
De fait, il n’est pas difficile de montrer que la plupart
des personnages kubrickiens sont des grands névrosés.
Pensons à Humbert, et à ce que l’infirmière dit de lui
lorsqu’il pique une crise de nerf à l’hôpital : « c’est
un névrosé ». Orange mécanique, on l’a dit,
raconte comment la société fabrique un névrosé. D’ailleurs,
dans la dernière image du film, qui nous montre un couple
en train de forniquer entourés de personnages costumés,
Alex dit significativement qu’il est « guéri ».
On pourrait aussi bien voir chez Jack Torrance une forme
de névrose, liée à une crise de la sexualité avec sa femme,
qui symboliquement se prolonge en une crise de la créativité
(la panne, l’impuissance). Enfin, on est obligé de revenir
à Eyes Wide Shut : comment ne pas voir que
Bill Hartford est le personnage névrosé type (de ce point
de vue, le personnage du livre paraît différent, plus
léger, moins coincé : le jeu de Tom Cruise va dans
ce sens et il y a là une vision personnelle de Kubrick).
En effet, toutes ses tentatives pour avoir une relation
sexuelle avortent. Le passage à l’acte est constamment
interrompu. Alice, elle-même, est quelqu’un qui renonce
à ses pulsions sexuelles, même si ce n’est pas l’envie
qui lui en manque. C’est d’ailleurs de ce renoncement
que procède véritablement la crise du couple, où se noue
l’enjeu du récit. « Pourquoi ne pourrais-je vous
revoir ? » demande le séducteur hongrois. « Parce
que je suis mariée » lui répond Alice. Autrement
dit, elle ne dit pas qu’elle n’en a pas envie. En invoquant
le mariage, elle se justifie par une raison d’ordre culturel
plus que sentimental : en gros, il faut préserver
la famille, cellule de la société. Ici, on ne peut pas
ne pas revenir à la grande scène de Nicole Kidman. Elle
commence à s’énerver lorsque son mari lui dit trouver
compréhensible que le séducteur ait voulu coucher avec
elle. Cette opinion place Bill face à sa propre hypocrisie
par rapport à la question du désir. En effet, s’il est
normal qu’un homme désire coucher avec une belle femme,
pourquoi Bill n’éprouverait-il pas ce désir, pourquoi
ce refus obstiné à le reconnaître, cette mauvaise foi.
Pour justifier cette impeccabilité, il invoque la raison
du mariage et le devoir de ne pas faire du mal à l’autre.
On voit bien le caractère dérisoire de ces arguments,
qui déclencheront le fou rire d’Alice et qui n’évacuent
pas la question du désir. Alice se souvient sans doute
qu’elle a utilisé le même argument pour repousser le séducteur
Hongrois. Bref, le problème, ce n’est pas l’adultère mais
bien le désir (d’un autre), et Alice n’admet pas que son
mari s’acharne à ne pas le voir, car elle, de son coté,
l’a vérifié sur elle même. De là, le récit du fantasme,
destiné avant tout à « ouvrir les yeux » de
Bill sur la complexité d’un être humain qui ne se résume
pas au rôle de bonne mère et bonne épouse. Alors que Bill
reste prisonnier du discours habituel de la jalousie,
sa femmene fait que soulever le problème de la
capacité à reconnaître ses propres pulsions.