 |
|
|
|
Mais la névrose prend une dimension
particulière dans le milieu militaire, et dans le contexte
de la guerre. C’est pourquoi cette dernière passionne
tant Kubrick. En bref, les militaires sont des névrosés
par définition et la guerre désigne une humanité soumise
à l’emprise de la névrose. Dans Docteur Folamour,
le général Ripper, joué par Sterling Hayden, est en proie
à une névrose absolue et délirante, qui vire à la paranoïa
et à la folie. Il affirme, en effet, à un Peter Sellers
qui n’en peut mais, qu’il doit retenir ses précieux fluides
corporels et que cette idée lui est venue pendant un rapport
sexuel. Il est permis de faire un rapprochement troublant
avec une hypothèse anthropologique de Freud, exposée dans
Malaise dans la culture, selon laquelle l’homme
originaire aurait conquis le feu en s’empêchant d’uriner
sur lui, ce qui correspondait à un acte sexuel d’un
plaisir intense : « Celui qui le premier
renonça à ce plaisir, épargnant le feu, put l’emporter
avec lui (…) cette grande conquête culturelle serait donc
la récompense d’un renoncement pulsionnel ».
Bref, cet hypothétique premier homme a lui aussi retenu
ses fluides corporels. Dans Docteur Folamour, ce
même renoncement est source de folie : il entraîne
la guerre et provoque l’anéantissement du monde (au fait,
le va-t-en-guerre George W.Bush préconise comme seule
parade au sida l’abstinence). L’apocalypse nucléaire dérive
d’une mauvaise gestion de l’économie libidinale ;
c’est un problème « de cul », d’ailleurs la
dernière image est furieusement explicite : le pilote
américain, arborant un chapeau de cow-boy texan, chevauche
la bombe, comme un phallus géant, annonciateur du phallus-arme
qu’utilise Alex dans Orange Mécanique. Le cinéma
de Kubrick montre à quel point le phénomène guerrier et
la société militaire sont connectés à des problèmes sexuels :
les armées savent de longue date qu’il faut contenir la
formidable énergie sexuelle des hommes pour ne pas risquer
une déperdition de la force, en créant un état de tension
qui ne peut qu’accroître l’agressivité des hommes. C’est
pourquoi la guerre est parfois comparée à un défoulement,
une décharge orgasmique : « une dépense
d’énergie vive, une exubérance agressive »
dit Bataille. Full Metal Jacket l’illustre parfaitement,
et notamment la première partie de la formation des marines.
Le sergent-instructeur Hartmann rappelle aux soldats que
leur fusil, c’est leur petite copine, la seule chatte
qu’ils auront sous la main, et qu’il leur faudra lui être
fidèle. La deuxième partie, consacrée à la guerre elle-même,
s’ouvre sur une séquence montrant une prostituée qui aguiche
les soldats américains. Souvenons aussi de la fin du film,
lorsque la voix-off de Joker évoque son rêve de seins
durs et de la grande foutrerie du retour.
Au fond, la thématique du sexe, associée à la névrose,
s’inscrit clairement dans la grande relation dialectique
de l’ordre et du désordre qui sous tend toute l’œuvre
kubrickienne. Assurément, le sexe, à l’état brut, purgé
de tout sentiment (mais n’existe-t-il pas que sous cette
forme chez Kubrick) est une source de désordre. En ce
sens, il relève de la pulsion de mort qui, selon Freud,
« tend à dissoudre les unités rassemblées par
la pulsion de vie et à les ramener à l’état inorganique
des primes origines ». On peut penser au hold-up
scientifiquement élaboré de L’Ultime Razzia qui
échoue à cause d’une histoire de sexe (et aussi de sentiments,
mais chez Kubrick le sentiment amoureux est basé sur l’attirance
sexuelle) : à savoir l’attirance du caissier George
keatty pour son épouse Sherry qui le dédaigne sexuellement.
Mais, de nouveau, on se tournera vers Eyes Wide Shut
et au long monologue de Nicole Kidman. Alice avoue à son
mari que le désir qu’elle a éprouvé pour l’officier aurait
pu mettre le péril en sa demeure, car elle était prête
à tout plaquer pour lui. Dans un mouvement de réaction
effrayée, elle s’est plus que jamais raccrochée à son
mari et son foyer, comprenant que ce qu’elle avait de
plus précieux était aussi ce qui était le plus fragile.
De là « son amour tendre et triste »
pour Bill, vague écho de l’amour taciturne et toujours
menacé d’Alfred de Vigny. Phrase hautement signifiante :
pour la première fois peut-être chez Kubrick, l’amour
entre deux êtres est là, réel, reconnu mais il ne préserve
pas du danger, celui du monde et de soi-même, de la destruction,
de la mort.