« Plus il avançait vers cette
image trompeuse du rivage de l’île, plus cette image reculait ;
elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire
de cette fuite » Fénelon, Télémaque, IX
La descente, elle est pour les étudiants en mal de sensations
fortes, de sexe et de cocaïne de The Rules of attraction
de Roger Avary ; le retour sur terre, il est pour les adultes
en mal de repères de 25th Hour de Spike Lee. Ces deux
films partagent une même volonté de désorientation atteignant
autant la forme (l’éclatement narratif et l’accélération des
procédures de montage pour Avary, la digression qui accuse une
série de décentrements comme pour résider au bord du gouffre
pour Lee) que le fond (le mal-être inidentifiable pour Avary,
le mal-être aux ramifications trop nombreuses pour être toutes
identifiées pour Lee). Ainsi qu’un même constat : nous
sommes certes beaux, on a pourtant tort de nous envier car nous
sommes tous sursitaires. C’est un véritable cinéma de la gueule
de bois que le cinéma hollywoodien des derniers mois. L’image
est alors moins la valorisation empathique que la vectorisation
neutre, détachée des contingences et nécessités qu’elle n’omet
pourtant pas de relever, et somme toute assez glaçante au fond,
d’une suite d’états dont le pacte de stabilité et de homogénéité
rassurantes est dorénavant rompu.
Il y a du manque
dans les images de ces deux films, et ce à tous les niveaux
formels comme à tous les étages de la narration : des
Twin Towers aux shoots, des certitudes aux désirs,
jusqu’aux corps et aux images elles-mêmes qui n’ont plus qu’à
batailler contre la facticité comme base de départ pour accéder,
par leur propre « absentement » (Jean-Luc Nancy),
au sens lui-même. C’est une humanité qui manque à ce qu’elle
n’a pas réussi à devenir, à savoir une réalité. Ce vide qui
œuvre au cœur de ces images offre en retour à celles-ci de
ne pas seulement être le reflet mimétique de ce qu’elles dénoncent.
En sus, elles valent aussi pour être le rendu visible de ce
qui rate dans les circuits d’une économie totalitaire qui,
dominant le monde entier, inclut les dominants eux-mêmes,
étudiants WASP, traders, profs, trafiquants. Le paradis promis
par les dogmes du consumérisme et du néo-libéralisme est révélé
dans sa nature même de simulacre, de drogue de synthèse, d’artefact.
Far from Heaven… So close to Irak.
1) Quel coq sacrifient-elles
à Esculape pour parler comme Socrate ?
2) Godard ne disait-il
pas que regarder signifiait garder deux fois ?
3) On se souvient de
la phrase de Dale Cooper décrivant Laura Palmer
sans l’avoir jamais vue : « C’est une
jeune fille à la vie sexuelle active et qui se
drogue » et de la répartie définitive de
son collègue du FBI : « Mais ce que
vous me décrivez là est la situation de la moitié
des filles de ce pays !».
4) On attendra donc
avec impatience son Jackie Brown !
5) Nouvelle « perceptualité »
comme dirait Mehdi Bellaj Kacem que celui-ci qualifie
dans Esthétique du chaos (Auch) de « flux
héraclitéen ».
6) Les quatre acteurs
emportent à l’aise le morceau avec la conviction
qui les arrache de leur statut de figures-type :
James van der Beek (dans le rôle de Sean Bateman,
le futur American Psycho dont l’avenir
de tueur en série s’enracine peut-être dans la
défection amoureuse dont il a été à la fois la
victime et le responsable), Ian Somerhalder (icône
gay révélée), Shannyn Sossamon et Kip Pardue.
7) S’il est vrai que
Lee à la fin de son film ajoute une forme de repentir
à cet exercice, la scène en question ressemble
tellement à une pub « United colors »
de Benetton qu’elle s’invalide d’elle-même, la
forme neutralisant le fond. Il ne s’agit là que
d’une vision fantasmatique de Monty, sorte de
remontant moral dont il n’ignore pas la fallacieuse
existence : la prison est de plus en plus
proche, et New York se fiche bien de savoir ce
qui adviendra de lui après avoir purgé sa peine.
S’il y arrive…
8) On se souvient encore
des traders new-yorkais pendant la guerre du Viêt-Nam,
hurlant à l’unisson : « Bomb Hanoï,
bomb Hanoï ». On les imagine aujourd’hui,
criant : « Bomb Bagdad, bomb Bagdad ! ».
9) Il est vrai que Edward
Norton partage avec son illustre prédécesseur
une allure de dandy qui paradoxalement ferait
tout pour qu’on ne le remarque pas, une douceur
de traits et une nonchalance détachée qui le rend
vraiment désirable et digne de son modèle.
10) L’affiche du film
de Stuart Rosenberg avec Paul Newman, Cool
Hand Luke (1967), que Monty possède dans son
appartement renseigne bien sur ce désir proprement
cinématographique de Lee de figurer mentalement
ou par nappes de discours successifs ou striés
– les effets cinétiques de l’affiche – l’espace
carcéral promis au protagoniste par la Loi sans
jamais céder à sa représentation directe (puisque
le film de Kennedy s’y était attelé).