Ces auteurs orchestraient
l'uniformisation du melting pot américain pour en transcender
l'idéal du WASP. La masse immigrante, « l'Autre »,
servait implicitement à magnifier le héros individuel qui assimilait
les altérités multiples en une identité unique d’intégration :
le melting pot. En effet, la constante dans le traitement
de la représentation des minorités, dans le cinéma américain,
est de faire référence à l’image préfabriquée à partir d’images-symbole,
qui se transmettent d’une génération à l’autre et résistent
à l’usure du temps. C’est ce que l’on pourrait appeler le « mythe
de la représentation des minorités au cinéma », l’équivalent,
par exemple, du « mythe de la Chine » dont Barthes
énumère les composantes : « ce mélange spécial de
clochettes, de pousses-pousses et de fumeries d’opium» (2).
Ici, « le mythe prive l’objet dont il parle de toute histoire ».
Le cinéma, lorsqu’il est chargé de lieux communs, enrichit les
consciences d’images fortes et persistantes. Lee s’il est l’héritier
de ces cinéastes est aussi leur contradicteur par ce qu’il achève
de briser, le mythe du melting pot, en dénonçant son
échec patent. Il révolutionne le traitement du rôle des minorités
et dépasse le conflit d'intégration spécifiquement afro-américain,
abordé dans Malcolm X, pour véritablement annexer celui
de toutes les minorités, hispaniques, asiatiques, homosexuels...
Si pour certains de ces
cinéastes il n’était question que de la grandeur de l’American
Way of Life, comme modèle absolu de liberté et de démocratie,
Spike Lee choisit de confronter deux Amériques, au travers
desquelles il s’attache à décrire l’envers du rêve américain :
le ghetto, le sang, la colère, la sueur, les larmes… Il abandonne
la parole aux « sans-voix », aux groupes sociaux
laissés à l’arrière plan du cinéma Hollywoodien pendant des
décennies. Comme Barthes, il attend plus « de la révolte
des victimes que de la caricature de leurs bourreaux ».
Lee ne met en scène, tout comme Lang, que des personnages
esclaves de leur milieu social, des circonstances ou du destin.
Que ce soit Ritchie de Summer of Sam, Strike, le jeune
héros de Clockers, Flipper et Angela de Jungle Fever,
ils évoluent toujours dans un milieu hostile et sont confrontés
à une société qui les repousse, par peur ou par défiance,
et les renvoie en marge. Si Lee n’est pas un cinéaste « expressionniste »
au sens strict du terme, certains points de son cinéma sont
à rapprocher de celui de l’école allemande en ce que leur
propos est de signifier les « états d’âmes » des
personnages par le symbolisme des formes, de telle sorte que
le décor, intimement lié à l’action, apparaisse comme la projection
démesurément agrandie de leur drame. Pour Spike Lee, l’unité
de lieu est souvent symbolique et conditionne la vie de ces
personnages : dans Clockers, la cité de Strike
est aussi le théâtre central du film, où se déroulent le trafic
de drogue, les descentes de police, les altercations entre
jeunes, la scène de la mort d’Errol. Tandis que pour les deux
protagonistes de Jungle Fever, leurs quartiers respectifs
les opposent ; Flipper loge à Harlem avec sa femme et
sa fille sur Striver's row tandis qu’Angela vit dans le quartier
populaire italo-américain de Bensonhurst. En parlant du ghetto,
dans Jungle Fever, Spike Lee aborde le thème des ravages
de la drogue à travers le personnage de Gator, dont le décès
évoque celui du chanteur Marvin Gaye, abattu par son père
à la suite d'une dispute.
Summer of Sam s’ouvre
sur les commentaires d’un narrateur qui affirme aimer la
ville de New-York autant qu’il la déteste. Spike Lee peut
être considéré au même titre que John Cassavetes, Martin
Scorsese, Abel Ferrara ou Woody Allen comme l’un des auteurs
majeurs du courant new-yorkais. Lee se retourne avec nostalgie
et humour sur la vie d’un petit groupe d’Italiens des classes
moyennes du Bronx durant l’été 1977, période ou sévit le
tueur au calibre 44, Sam Berkowitz.L’une des
premières scènes où apparaissent Vinny et Dionna se déroule
en boîte de nuit, la caméra fluide de Lee virevolte, comme
en hommage au Carlito’s Way de De Palma. Ses personnages
sont italiens, Ben Gazzara campe un parrain local débonnaire.
Toutefois, Lee ne filme que des gens de sa propre communauté :
les New-Yorkais. En effet, il délaisse rapidement l’intrigue
et s’attache comme souvent à dénoncer le racisme et à mettre
au premier plan la critique sociale en la pimentant d’humour.
Par le biais de l’ironie, il donne à sa réalisation une
plus grande force et désacralise la violence. Les plans
où Sam agit sont d’étonnantes scènes intentionnellement
kitsch et surannées, qui évoquent l’esthétique de Seventies.
Mais l’idée géniale de Spike Lee est de faire sortir Sam
de la banlieue pour prendre possession de la ville, en s'introduisant
naturellement dans la vie des gens, dans leur esprit, dans
leur inconscient et leur comportement sexuel. Sam représente
la dégénérescence de la société américaine se répandant
sous la forme de crimes horribles. Mais sous son aspect
clipesque séduisant, ce film très attachant demeure une
œuvre politique. Ritchie, le fan de Punk, est victime de
l’ostracisme et de l’incompréhension de ses amis du quartier
qui finiront par le soupçonner d’être Sam.