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Stanley Kubrick (c) D.R. EYES WIDE SHUT
de Stanley Kubrick


Par Damien STROKA


SYNOPSIS William Harford et sa femme Alice mènent la vie banale d'un jeune couple new-yorkais... Aussi, lorsque Alice révèle à son mari ses fantasmes adultères, William, dévoré par cette troublante confession, cède à la jalousie et au jeu de la tentation. Il entame alors un périple nocturne où ses obsessions le mènent en des lieux étranges et mystérieux...


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ONIRISME DU DESIR, DESIR ONIRIQUE


  Eyes Wide Shut (c) D.R.

L'affiche, déjà, ne laisse pas d'étonner : sous le titre, un couple s'embrasse ou plutôt semble s'embrasser - après tout, leurs lèvres se touchent à peine. Vont-ils s'embrasser ? Ont-ils fini de s'embrasser ? Le doute s'installe, alors même qu'ils semblent si proches.

Le doute dans le baiser prend une dimension supérieure lorsque l'on s'attarde sur l'œil de la femme, cet œil ouvert et tourné on ne sait où, vers un ailleurs qui n'est certainement pas son compagnon. On ne sait rien de ce couple, mais déjà, le sentiment s'impose que quelque chose ne va pas : alors que l'homme a les yeux fermés, il y a cet œil ouvert, au centre de l’image ; il est comme sa clé de voûte, son principe d'agencement. Il est aussi sa source de lumière, il en inonde le visage de la femme. Cet œil tourné et ouvert, précisément au moment où il devrait être fermé, est un œil qui déjoue et qui ne fait pas ce qu'il devrait faire au moment où il devrait le faire.(1)

En un sens, l’ouverture est comme une fuite et, dans ce repli, l’œil entraîne l'esprit. Alors, ce dernier se sépare du corps, à présent simple chair, simples réflexes, simples lèvres. Et un esprit qui s'envole, c'est la preuve d'un cœur qui tiédit : « tu peux toujours m'embrasser, semble dire la femme, ce ne sont jamais que mes lèvres que tu baises : je suis ailleurs ». Peut-être ce couple s'est-il embrassé, peut-être va-t-il s'embrasser. Mais l'œil montre que pour la femme, le cœur n'y est plus, alors même que son compagnon, par ses yeux clos, paraît tout entier présent dans ce baiser.

Eyes Wide Shut (c) D.R.

L’image, par essence muette, est paradoxalement éloquente : à travers elle, c'est tout le malaise du couple, l'enrayement de sa subtile mécanique qui sont dévoilés. Acier du regard, simulacre du baiser : Kubrick nous convie à une histoire de l'œil, l'histoire d'un couple qui ne regarde plus dans la même direction au même moment.

La scène d'ouverture montre le couple, Bill et Alice, en train de se préparer, sans doute pour aller à une soirée. Ils sont en retard, ils se pressent. Alice demande alors à Bill ce qu'il pense d'elle, de sa tenue, de ses cheveux. Distraitement, alors qu'il n'est plus dans la même pièce qu'Alice, il lui lance : « tu es toujours superbe ». La phrase, machinale, est lâchée sans intensité ni passion. Alors que ces mots demandent à être redoublés par un regard, alors que la beauté de cette femme exige d'être dite et, surtout, regardée, Bill répond sans voir. La réponse est comme muette, parce qu'aveugle : le regard en constitue la substance. Une bouche qui n'a rien à voir est une bouche qui n'a rien à dire, ou alors elle parle à vide. En amputant sa phrase du regard, Bill la condamne à ne porter sur rien. La scène est d’importance : elle souligne toute l’usure d’un regard qui, à force d’évidence et de proximité, s’est rogné.