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                  Plus tard, lors de la soirée, 
                    le malaise perdure : Alice danse avec un hongrois, Sandor 
                    Szavost, qui lui fait clairement des avances. Alice ne s'offusque 
                    pas, mais oppose un rire humide. Lorsque Szavost s'étonne 
                    de voir qu'Alice est mariée, il lui demande si « ça va 
                    si mal que ça » ; elle lui répond qu'au contraire, ça 
                    va « si bien que ça ». La réponse, molle et sans 
                    conviction, cherche moins à persuader Szavost qu’Alice elle-même. 
                    Sans doute pour elle ce « ça » renvoie-t-il à une 
                    triste réalité, celle de son ménage : « ça » de 
                    tristesse et de dépit, il dit tout l'échec du couple. La formule, 
                    si convenue, sauve à peine les apparences. L'amour vacille, 
                    vieillit, se dessèche, mais il faut bien continuer à faire 
                    « comme si ». 
                     
                    De son côté, Bill discute avec deux superbes jeunes filles 
                    qui lui proposent de l'accompagner jusqu'au « bout de 
                    l'arc-en-ciel ». Bill accepte, en dépit - ou à cause 
                    - de la dimension éminemment sexuelle de la demande. La conversation 
                    s'engage et tourne à l'équivoque. Bill s'y prête de bonne 
                    grâce, avec un certain zèle même. Il rit, et de bon cœur. 
                     
                    Plus tard, au détour de ce qui pourrait n'être qu'une banale 
                    scène de jalousie, Alice avouera à Bill avoir éprouvé un violent 
                    désir pour un jeune officier de marine. Voilà, peut-être, 
                    l'ailleurs dont nous parlions plus haut au sujet de l'œil 
                    d'Alice (au fond, peu importe qu'il s'agisse d'un officier 
                    de marine ; ce qui compte, c'est qu'il y ait un ailleurs, 
                    un autre que Bill.) 
                     
                   
                  
                     
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                  Rien dans son aveu ne laisse 
                    entendre qu'un quelconque passage à l'acte ait eu lieu mais 
                    la virtualité du désir n’enlève rien à la violence de l’aveu 
                    : le désir, même irréalisé, de sa femme pour un homme autre 
                    que lui révulse Bill. Et même si personne n'a possédé sa femme, 
                    au moins a-t-elle désiré être possédée par quelqu’un d’autre. 
                    Et désirer un autre, n’est-ce pas déjà avoir un pied dans 
                    la tromperie ? La scène est d’importance, elle constitue 
                    le point de basculement du film. Pour Bill, c’est à ce moment-là 
                    que s’opère la redistribution de l’économie du désir. 
                     
                    Commence alors l'errance nocturne de Bill : submergé 
                    par le désir d’Alice, il fuit, la tête grouillante de scénarios 
                    adultérins. Il ira de rencontres en rencontres, d'occasions 
                    en occasions. Jamais, pourtant, il ne trompera physiquement 
                    sa femme, comme s'il voulait, plus ou moins consciemment, 
                    répondre au supposé pur désir d'Alice par un autre désir, 
                    une autre virtualité : aux images de sa femme en train de 
                    faire l'amour avec l'officier de marine (2) (images 
                    qu’elle a bien dû imaginer et visualiser), Bill 
                    oppose la multiplication des rencontres et la démesure de 
                    son voyeurisme dans la splendide scène de l'orgie. Il ne touche 
                    aucun corps, n'embrasse aucune bouche et ne pénètre aucun 
                    sexe. Il trompe pourtant bien Alice, mais de façon très abstraite, 
                    « sans avoir l'air d'y toucher ». On connaît le 
                    principe : « je réponds à ce que tu m'as fait en t'en 
                    faisant encore plus ; je réponds à la souffrance que tu m'as 
                    causée en souhaitant t'en causer encore plus ». Comme 
                    Alice, Bill avouera tout ; comme Alice, il n'aura rien fait, 
                    sinon désirer et, ici, c'est déjà beaucoup (3). 
                     
                   
                  
                     
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                  Eyes Wide Shut, en 
                    plus d’être un film sur le regard et sur le couple - avec, 
                    chez Kubrick, cette idée en arrière-fond : le couple 
                    obéit aux règles cartésiennes de la création continuée : 
                    dès lors que le regard cesse, dès lors que le regard ne manifeste 
                    plus le désir, le couple s’effondre -, est également (et peut-être 
                    même avant tout) une réflexion sur le désir. « Est-ce 
                    que désirer c’est tromper ? » La formule, amusante, 
                    soulève toute la problématique du désir adultère : désirer 
                    un tiers, c’est peut-être comme un coup de canif dans le pacte 
                    amoureux. Le désir de sa femme, sans doute est-ce cela que 
                    Bill trouve si terrible. En le faisant pénétrer dans l’intimité 
                    de son désir, Alice l’a initié, de façon abrupte (car l’immatérialité 
                    ne gomme jamais la violence des sentiments) à la loi du Désir. 
                     
                    Origine et moteur, le désir est tout autant, par sa nature 
                    même, un élément pathogène du couple, capable de présider 
                    à sa fin. Précisément, le mot de la fin (« fuck ! »), 
                    c’est à Alice qu’il revient et renvoie à la dimension génitale 
                    – et concrète – du désir. Il sonne aussi le réveil du couple et 
                    son retour à la réalité : après avoir tant rêvé, tant désiré, 
                    il faut à présent ouvrir les yeux. Eyes Wide Shut est 
                    en ce sens comme un voyage initiatique, un voyage au bout 
                    de la nuit, un voyage au bout du Désir. 
                     
                     
                   
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