Il trouvera refuge en prison.
Hors de l’usine, l’ouvrier est potentiellement un fou ou un
criminel en puissance. Lorsqu’il prend le drapeau que l’on
sait rouge, il sera pris par les policiers fous de rage. Quatre
fois emprisonné, il ne se révolte pas semblant apprécier la
vie derrière les barreaux. C’est un refuge. Il n’est plus
la victime de la force policière seulement tout comme il ne
fait pas bloc avec les grévistes (la grève interrompt le travail
son gagne pain). Alors Charlot, un traître ? Dans la
scène où, par distraction (sa sublime et unique liberté poétique),
il envoie un pavé à la nuque du flic qui violentait les grévistes,
nul doute n’est permis.
Mais alors que s’est-il passé entre-temps
pour que devant les flics Charlot ne s’échappe plus ?
La capitulation sans combat de Charlot laisse diffuser une
insidieuse terreur. Ce n’est pas normal de le voir ainsi,
celui qui de tout temps nous a appris avec raison de nous
méfier du flic. De préférer la cellule à la rue. Lorsqu’il
courait, le policier à ses trousses, Charlot, quasi mécaniquement,
remontait le ressort du burlesque certes mais aussi celui
d’une certaine société où le flic le soir après son job était
ce gars qui rentrait chez lui retrouver sa femme. Comme dans
The Kid où il surprend Charlot le vitrier flirter sans
vergogne avec son épouse. Tous deux jouaient un jeu balisé
par l’idéologie du self made man et de l’utopie de l’émigrant.
L’espérance était possible. Ici, point du tout. C’est toute
la société qui est devenue policière au nom d’un ordre économique
triomphant. La balance pèse du bon côté sans partage possible.
Que nous raconte Les Temps Modernes ? Une histoire
amorale où les barreaux ne sont pas là où on pense. Présenté
très souvent comme frère de l’ouvrier, Charlot n’en demeure
pas moins solitaire et non solidaire de ses « compagnons »
de travail. C’est chacun pour soi et en rien l’adhésion au
collectif ; et s’il y a mouvement collectif, il est tout
entier soumis à la régulation infernale de la machine usine.
Trois ans plus tard, ce sera la soumission à l’unanimité nazie
avec Le Dictateur où là encore, il s’agira de donner
le rythme, la cadence, de mettre au pas toute une nation (se
télescope dans ma mémoire chaplinienne le pas cadencé du prisonnier
de camp au pas saccadé de l’ouvrier). Lorsqu’il travaille,
Charlot est toujours seul, comme tout le monde assigné à un
rythme, une cadence, une place. De même, il lutte pour arriver
le premier à la réouverture de l’usine du haut de sa petite
taille. Charlot est cet émigrant qui sait ce que signifie
se battre pour sa place, mais ici plus encore. Car pour la
première fois, les objets (la Machine et ses avatars) ont
eu raison de lui. Rien ne peut se jouer dans ce monde, la
bascule des temps modernes condamne notre héros à une docilité
inimaginable avant. Lorsqu’il s’évanouit à la fin de l’expérience
de la machine à manger, il capitule pour la première fois
de sa vie. L’homme a inventé des objets plus forts que lui.
Quelque chose de grave s’est passé et dangereux pour l’humanité
réduite à redevenir seulement un ventre et une bouche à gaver.
Un Roi à New-York, vingt ans plus tard, désignera la
logique d’exploitation de l’homme à des fins purement marchandes.
L’homme, cette espèce dépeçable.
«Charlot incarne la plus vivante et extraordinaire
image de l'aliéné» (5)
1) Thomas Burke, « A comedian»
in City of Encounters, 1932 cité par David Robinson,
Chaplin,Ramsay, 2003, p.270" 1997
2) lire à ce sujet la biographie de David
Robinson, Chaplin, Ramasay, chapitre 14,
p.291.
3) A ce sujet, lire sa passionnante autobiographie
traduite en 24 langues, Histoire de ma vie
rédigée en 1963, rééditée cet hiver 2002 chez
Laffont.
4) « (…) Ce qui marqua d’une manière
indélébile le jeune Chaplin, ce fut moins la misère
physique, matérielle, que sa misère morale. Ce
dont il souffrit, dont Charlot souffrira aussi,
ce qui selon nous pèsera tout au long de sa vie
sur sa conception et ses exigences du bonheur,
c’est d’avoir vécu la pauvreté comme unehumiliation »
(c’est moi qui souligne) ; extraite d’une
conférence au Palais d’Hivers d’Alger par Barthelémy
Amengual Chaplin est-il frère de Charlot ?
éditions Travail et Culture, Alger 1952
5) Barthelémy Amengual, Du réalisme au
cinéma « Charlot entre le type et la personne »
Nathan, 1999, p.808