QUEL CORPS ?
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Quel est cet ouvrier ? Sans nom,
un parmi tant d’autres, il est ce Charlot qui, le temps d’un
récit, emprunte l’habit du travailleur d’usine. En cela, il
est resté fidèle à son personnage crée en 1914 qui traverse
toutes les identités sociales (il fut comte, père de famille,
voleur, prisonnier, faux pasteur, soldat, usurier, boulanger,
garçon de café, musicien, clown, marin, bourgeois, chercheur
d’or, émigrant, et même policier) afin de ne raconter qu’une
seule et même histoire : celle d’une sur-vie. En premier
lieu pour manger. Il faut préciser que Charlot a déjà travaillé
et ce bien avant Les Temps Modernes. Son premier court-métrage
Making a living/Pour gagner sa vie (janvier
1914 sans Charlot) raconte cette question du travail et de
l’argent et par la suite dans ses nombreux courts-métrages,
à travers ses différents métiers exercés (du mitron à l’usurier,
du policeman au pompier, du dentiste au garçon de café). Mais
c’était toujours pour lui l’occasion de s’amuser, il travaillait
comme il flirtait avec cette distraction désinvolte et poétique
qui faisait de lui un être viscéralement libre. Capable de
tout comme de rien (sa fainéantise est proportionnelle à sa
dépense d’énergie inventive) Charlot au travail semblait toujours
jouir de son temps comme d’une activité humaine parmi tant
d’autre.
Or ici, le travail, et son absence plus encore, occupe
tout le champ de sa vie. Cet excès du réel le fait basculer
d’un état de nature (le faible contre le puissant et conquérir
sa place au soleil relève d’un semblant partagé par tous,
où avec la même régularité, le scénario se répète) à l’état
de la culture de notre temps dans lequel Charlot bascule.
Ce passage d’un temps naturel presque sans histoires
à cette culture du prolétariat s’effectue avec un être quasi
aveugle (prendre ce drapeau rouge sans se rendre compte de
sa portée…) et silencieux (seules les machines parlent). Nous
sommes témoins à charge de tout ce que ce corps d’homme va
subir. La responsabilité (la pensée, l’agir) est de notre
ressort. Le film crée le spectateur politisé sans recourir
au didactisme d’un personnage militant. Parce qu’aveugle et
comme halluciné de ce monde, Charlot nous permet de réfléchir.
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Les Temps Modernes racontent
cette première nécessité vitale humaine où nombre de familles
de par le monde en 2003 partagent cette obsédante angoisse
du petit homme : trouver sa subsistance. La séquence
où le patronat essaye sur l’ouvrier Charlot la machine à nourriture
reste sidérante de sens. Après le contrôle des déjections
(scène des toilettes) le patronat s’immisce dans le contrôle
des matières ingérées. Il est celui qui nourrit son ouvrier,
ordonne la cadence et la qualité des mets. Ne reste qu’à l’ouvrier
d’ouvrir sa bouche et d’avaler. Sans pour autant que cela
ralentisse le travail. Au contraire, car comme l’annonce le
message enregistré de la machine (elle parle, elle a donc
la Raison, toutes les raisons) l’ouvrier peut continuer sa
fonction.
Cette activité nourricière relève de la torture pour Charlot.
Il est cet individu emprisonné à une place, sans possibilités
de mouvoir son corps, assigner à avaler ce qui lui est donné
(et non pas proposé.) Quasiment emmailloté dans cette machine
de fer, son corps immobilisé, Charlot devient un tronc. Où
tout son visage exprime une humanité bafouée, ramenée en deçà
de l’animal, au rang du nourrisson (à l’époque, les enfants
en bas âge étaient encore emmaillotés au nom du confort, celui
de l’adulte ?) Il doit ingurgiter ce que décide le patronat,
qui joue ici le rôle de mère nourricière. On obéit toujours
à celui qui nous donne à manger (lorsqu’il refuse de manger,
l’enfant sait que c’est son premier pouvoir qu’il détient
face à l’autorité parentale.)
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Spectacle du sur-visible de ce visage
silencieux accablé de violence par une machine humiliante
(le mouiller de soupe chaude, l’éclabousser de crème pâtissière
réminiscence revancharde du burlesque tarte à la crème où
c’est la bourgeoisie du patronat qui se venge avec méchanceté,
ingestion de boulons ferreux où la machine le bourre tel
un réceptacle inhumain, fracas du maïs légume emblématique
des U.S.A où l’on se demande si ce ne sont pas ses propres
dents qui sont arrachées une à une.) Il est fouetté, frappé,
cogné sous notre regard impuissant où Charlot, déjà dès
les premiers plans du montage/collage mouton-ouvrier / abattoir-usine,
nous incite à juger. La machine n’aura cessé de le malmener
jusqu’à l’épuisement et sa disparition totale. A son tour
avalé dans les rouages de la Machine, cet intestin aux boyaux
ferreux (quasi abstraite dans ses modes d’actions et d’efficiences),
Charlot est recraché des entrailles dentelées pour devenir
ce satyre aux cornes d’acier où tout écrou est à défaire.
Taureau, il charge la femme ; singe, il grimpe au sommet
de l’usine - en hors champ comme s’il n’y avait pas de limite
concrète à cette matrice machinale gigantesque. Un renversement
s’opère où l’animalité, ordinairement régressive et pulsionnelle
dans le règne burlesque, devient ici source de vie et de
poésie libératrice.