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  Les Temps modernes (c) D.R.

En outre, le cinéma qu’il avait contribué à bâtir n’existait plus, une nouvelle industrialisation s’était imposée, plus efficace et avec de nouvelles technologies. Agé de quarante trois ans, extrêmement riche, il est à un tournant dans son cinéma. Alors qu’il jouit du capitalisme (dont il est fier (3)) son personnage de Vagabond incarne l’extrême dénuement qui ne capitalise rien. Rouge des salons mondains du monde entier, Chaplin est connu pour sa capacité quasi hargneuse (4) à prendre sa revanche tout en s’accaparant l’amour du monde entier. Or comment faire encore exister son personnage de vagabond muet dans un monde qui change de plus en plus vite ?  A-t-il encore la capacité (morale, politique, esthétique) d’être muet dans un monde qui parle ?


QUELLE PAROLE ?

A revoir ces Temps Modernes en 2003, ce qui frappe n’est pas tant la critique sociétale réjouissante du monde du travail et toujours aussi actuelle sous ses apparents dehors datés, que l’usage radiophonique du cinéma. Le son au cinéma pour Chaplin ajoute autre chose qu’un plus de réel. Il faut rappeler qu’il a fallu dix ans et trois de ses plus grands films pour que le cinéaste passe du muet au cinéma parlant (City light en 1931, Modern Times 1936 et The Great Dictator 1940) La musique demeure la partenaire privilégiée du mime mais aussi et surtout elle joue l’effet montage de la narration où l’oreille, plus rapide que l’œil, donne à voir. Faites cet essai : coupez le son d’un film Chaplin et essayez de le regarder. Quelque chose manque. Non pas tant l’expression (on ne dirait jamais assez l’acuité du regard cinéaste sachant créer de véritables portraits humains) ou le sens (rien n’est jamais caché, tout est à déchiffrer) mais le mouvement émotionnel. Le film est musical du début à la fin.

Les Temps modernes (c) D.R.

De plus, Les Temps Modernes joue sur l’hybridation sonore et auditive pour rendre compte d’un parti pris formel audacieux et réactionnaire en même temps. Le carton scriptible côtoie le son enregistré des machines (usage naturaliste et surréaliste en même temps) aux paroles émises par des bouches qui parlent immédiatement retransmises par les ondes. Le circuit de la parole est à la fois diffracté et dans le même mouvement clivé. Lorsque le patron parle, ce n’est pas un parmi tant d’autre mais la figure et la voix du Patronat où le détour par les machines de retransmission audiovisuelles et sonores rend possible cette abstraction. Il n’est plus une personne, un individu mais un concept économique et politique : le capitalisme et le taylorisme. Diffusé du haut du bureau (l’émetteur) à l’ensemble de l’usine sans réponse possible du récepteur. Le premier clivage politique de la communication se situe à cette quasi-impossibilité physique pour l’ouvrier de répondre au « patron » face à face et dans l’instant.

Lorsqu'il fume aux toilettes durant sa courte pause, Charlot est interrompu dans ce moment de trêve intime par l'irruption gigantesque du visage de son patron. Après avoir pointé, il ne cesse de regarder par devant-lui afin de s'assurer que personne ne le surprend à fumer. Premier indice du contrôle des corps qu'opère l'entreprise. Sans remarquer qu'un écran blanc le regarde derrière lui. Assis au bord du lavabo, il est sur le point de se détendre enfin quand une voix surgit. Nous voyons l'écran s'allumer et apparaître un visage d'un homme à noeud de papillon assis à son bureau. L'ouvrier sursaute violemment à l'injonction eh vous. Il se retourne et découvre son patron démesurément présent. Il tente de se justifier par geste (l'ouvrier est l'homme sans parole). Sans succès : Retournez immédiatement au travail. Plus vite ! La parole d'un visage démesuré, quasi monstrueux dans cet espace clos, ordonne à un corps silencieux qui ne peut pas répondre à une image. Cette surveillance panoptique sonore et visuelle (omniprésence de la toile blanche muette dans l'usine jusque dans les chiottes où le contrôle des matières fécales ressort aussi du patronat...) illustre chez certains cinéastes contemporains de Chaplin l'ère de la modernité carcéralisée (avec la voix pour Mabuse chez Fritz Lang.) Surveiller et punir dirait Michel Foucault.

La cadence tout comme la parole est un enjeu de pouvoir et d’aliénation. Son corps appartient à l’usine comme à la prison où la régression, ici est au service du rendement, là  au nom de la sécurité de la société. Dans la rue, il se retrouve désemparé (qui/quoi l’empare ?) : comment faire pour survivre ?