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  The Quiet Man (c) D.R.

Le mouvement est donc au cœur, est le cœur du cinéma de Ford. Et s’il apparaît porteur d’espoir – ce noyau d’énergie positive que peuvent représenter l’installation définitive, le renouveau ou la fuite enthousiasmante loin de ce qui pèse –, il est malgré tout le résultat complexe de plusieurs opérations, l’agrégat de plusieurs strates inégalement constituées ou réparties (une pulsion individuelle, une logique identitaire, une appartenance ethno-culturelle, une politique nationale, une idéologie nationaliste) dont l’art fordien rend compte (c’est là son seul sujet, du contraste photographique ici à la profondeur de champ dans ses westerns) dans une forme d’une limpidité et d’une franchise de trait (son sens prodigieux des cadres) qui n’annulent en rien, bien au contraire, l’existence concrète de cette complexité-là.

Monument Valley deviendra plus tard la figuration géologique et architectonique de toute l’œuvre fordienne comme de ce qui la travaille : quelles sont les forces qui traversent le monde, lui impriment leur marque, participent de ses stratifications et bousculent ses plaques ? À une autre échelle (économique, chronologique, géographique) et avec d’autres moyens cinématographiques, André Téchiné (dans Loin par exemple) ou Hou Hsiao-Hsien (dans Goodbye South, Goodbye) n’ont récemment pas filmé autre chose.

John Ford (c) D.R.

Parce qu’il est aussi un cinéaste radical du faire et de l’agir, qui ne néglige en aucune façon que le dire a aussi une part active dans ceux-ci (Young Mister Lincoln, Grapes of Wrath, The Man who shot Liberty Valance) (3), Ford montre avec The Informer le sort d’une impuissance à vivre lorsque le faire (partir) est neutralisé par l’inertie d’un mauvais dire qui devait pourtant signifier la réalisation même de ce faire (la délation, encouragée socialement, sanctionnée localement, paralysante individuellement). Gypo, emmailloté dans les ambivalences méconnues d’un agir interdépendant de celui des autres (et cette méconnaissance est bien la seule chose partagée équitablement par tous), rappelle cet « homme total » dont parlait Marcel Mauss en 1924, « affecté dans tout son être (…) par le moindre choc mental » (Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1993, p. 306).

Paradoxe ? Contradiction non perçue a déjà répondu l’historien Henri Lefebvre. La tragédie (et a fortiori la tragédie fordienne) n’a pas d’autre ressource visible que la complexe matière qui l’anime. Comme Nietzsche le disait de lui-même, Ford est au fond un pessimiste gai. C’est-à-dire lucide.




1)
Nota bene : ce n’est pas le DVD qui fait le film en lui redonnant un soi-disant nouvel accès au champ du visible, mais le film qui fait la seule justification du DVD, le rendant désirable et regardable.

2) On aimerait d’ailleurs conseiller vivement ce film aux thuriféraires du « mythe de l’insécurité » (Pierre Tévanian) et autres zélés fonctionnaires œuvrant à pénaliser les classes défavorisées si leurs convictions en la matière (la totale et absolue responsabilité du délinquant dans son acte), s’essayant à renouveler ce que le sociologue Laurent Mucchielli nomme une « approche stratégique » des faits criminels (comme s’il s’agissait là d’un projet de vie délibéré et mûrement réfléchi) issue de l’école libérale américaine, n’étaient pas sous-tendues par une logique économique d’entretien de la précarisation et de gestion d’une main-d’œuvre corvéable à merci.

3) Pour le coup, on dira que Ford est beaucoup plus proche de John L. Austin (Quand dire c’est faire) que de Pierre Bourdieu (Ce que parler veut dire), justement en vertu de cette « approche pragmatique du langage » qui considère celui-ci non seulement dans sa dimension syntaxique ou sémantique mais bel et bien comme un acte véritable, consistant en une action à accomplir. Le « pragmatisme », c’est aussi et d’abord, d’après des penseurs tels Charles S. Pierce, John Dewey et surtout William James (le frère aîné d’Henry) qui s’étaient élevés à la fin du 19e siècle contre les tenants du scientisme universitaire (ceux qu’ils nommaient « intellectualistes ») et furent reconnus en leur temps par Henri Bergson, affirmer qu’une idée (chez Ford c‘est une image), si elle est en accord avec la réalité, est utile pour l’action, « avantageuse pour notre pensée » (W. James), en un mot vraie, quelle que soit dans le cas du cinéma de Ford la véracité accomplie ou non (puisqu’on n’a jamais cessé de lui en faire le reproche) de la reconstitution historique, western ou autre.