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  Les Noces de Dieu (c) D.R.

Un plan monteirien se signale en général (La Comédie de Dieu parachèvera cette idée) par une volonté apparente de maîtrise des espaces que le cadre fixe et large souligne, comme s’il fallait que le monde entier et tous les temps qui l’ont composé (rappelés proustiennement (6) par les citations) rentrent dans le plan, mieux comme si le plan se voulait comme alternative possible (et temporaire, car soumise à la durée intrinsèque au plan lui-même) au monde. Ensuite, si l’on y regarde plus attentivement, on verra que ces plans à la géométrisation a priori implacable qui semblent reproduire le cube scénographique du Quattrocento sont en fait tous affectés d’une légère dissymétrie. Ces plans légèrement bancals, métaphores du bateau qui hante l’œuvre entière, ces plans-bateau sont comme traversés d’une houle invisible, désignant toujours une ligne de fuite qui rompt avec la volonté de maîtrise que déploie le cinéaste. Maîtrise biaisée qui renvoie à la position jamais assurée du personnage lui-même, digne héritier en cela de Chaplin, toujours sous le coup d’une expulsion.

La durée du plan, c’est aussi permettre de retravailler en profondeur la mécanique du burlesque même, étirant les gags (alors que généralement ils demandent une vitesse d’exécution afin d’être imparables) jusqu’à l’absurde, amplifiant d’autant plus leur chute, souvent inattendue par le spectateur. C’est dans La Comédie de Dieu la glace-prototype vendue à un certain Français du nom d’Antoine Doinel (que joue impavidement Jean Douchet) qui, au bout du plan-séquence dans lequel le protocole politico-économique aura été longuement déroulé et aussi un peu bousculé (on entend Deutschland über alles à la place de La Marseillaise !), fera dire à l’acheteur : « Mais cette glace, c’est de la merde ! ». C’est dans le même film le paquet de cigarettes qui offre à Monteiro face au boucher qui veut l’écorcher (ce dernier a appris qu’il s’était tapé sa fille) de retarder en allumant clope sur clope, à chaque fois éteinte par son futur bourreau, le moment de l’attendue raclée (qui ne sera pas filmée !). C’est enfin dans Les Noces de Dieu, après la nuit de noces justement, Jean de Dieu croyant faire l’amour à sa bien-aimée (qui s’est tirée avec la caisse !) et déclarant sobrement à la toute fin du plan : « Tout le monde peut se tromper, comme dit le hérisson à la brosse à chaussure ». Le plus hilarant dans tout cela, c’est que Monteiro honnêtement ne cherche jamais à jouer l’ambiguïté de la situation et que, dans le même temps, son personnage s’en tire par une pirouette des plus stoïques.

Le Bassin de J.W. (c) D.R.

Le cinéma personnaliste au sens du philosophe Emmanuel Mounier, donc absolument pas individualiste mais ni collectiviste non plus (plutôt anarchiste en fait), de João Cesar Monteiro philosophant dans son boudoir précaire et taquinant à la manière de Rabelais (7) la dive bouteille (cf. Le Dernier Plongeon en 1992 au titre emblématique) comme la donzelle en fleur, c’est tour à tour pouvoir y convoquer, sur le mode sensitif et chatoyant des correspondances baudelairiennes et par la pratique vertigineuse d’un art du trans-citationnel et de l’intertextualité que seuls au cinéma Ruiz et Godard égalent :

C’est le théâtre filmé comme tel de la domination, de l’exploitation et de l’asservissement que Monteiro via ses doublures double et met à sac. Il en est doublement et perversement le justicier vengeur et le monstre honni, une sorte d’ange exterminateur priapique traversé par l’utopie calvinesque du Baron perché, celui qui se plait à réinventer les propres modalités de son existence et du temps dont cette existence a besoin pour s’épancher. A la fois maître du temps et inféodé aux glandes comme dirait encore Cioran, Monteiro met notre monde littéralement sens dessus dessous. Le dérèglement des sens naguère désigné par un Rimbaud exalté par sa terrible découverte puis repris par le Pasolini de Théorème (3) est calmement retrouvé par ce démiurge de pacotille, ce faussaire de génie, cet homme « déterminé par une horreur testiculaire du ridicule d’être homme » (E.M. Cioran, op. cit., p.95). Où cela ? Sous les culottes clairsemées de quelques poils pubiens (que le cinéaste fétichiste et collectionneur nomme pensées) appartenant à de prosaïques jeunes filles, jamais aussi naïves qu’on pourrait le croire (l’une d’entre elles ne se nommait-elle pas dans Les Noces de Dieu Elena Gombrowicz ? (4) ). Il ne s’agit que de proposer un autre monde possible, entrevu dans l’œil torve du cinématographe et dans lequel vivre libre peut devenir réel dans l’exercice de la mise en faillite de toute censure, de toute servilité, de toute répression. C’est-à-dire de tout fascisme. D’où l’âne, mascotte du Bassin de J.W., que Monteiro sut rendre autonome du chef-d’œuvre bressonien Au hasard Balthazar : il est cet animal bâté qui prend des coups parce qu’il fait tout le contraire de ce qu’on lui demande de faire, avec quand même cette qualité d’avoir été fortement pourvu par la nature. Paradoxalement (mais c’est un paradoxe bien vite résolu) l’impuissance, alors que Monteiro n’a eu de cesse de dire qu’il bandait encore, appelle chez lui la démiurgie qui ne souffre d’aucun désir de reproduction puisqu’elle n’est que la modalité de sa propre volonté créatrice.