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Les Noces de Dieu (c) D.R.

Un monde subjectivé, infléchi par la personnalité hors normes de son instigateur, ce dandy coriace qui rêvait à la victoire du principe de plaisir sur le principe de réalité en pratiquant ce grand écart esthétique entre un matérialisme au bord du naturalisme et un idéalisme néo-platonicien. Le fait est qu’en conséquence il n’ait jamais négligé la réalité : tout juste lui fait-il subir certains outrages, elle qui nous en fait tant voir. D’où par exemple qu’au début du Bassin de J.W. des femmes de ménage dans un entrepôt désaffecté puissent se métamorphoser dans la continuité chorégraphique du plan en angelots du Paradis pour redevenir au moment où Lucifer est banni du lieu ce qu’elles étaient au début, c’est-à-dire de simples exploitées  (il s’agit de la lecture marxisante et warholienne du Inferno de Strindberg qui donne ainsi la clé de voûte céleste de l’œuvre monteirienne entière : le Paradis sera une affaire strictement humaine sans l’aide d’aucun dieu puisqu’il nous aurait laissé tombé… sur la terre) ; d’où aussi dans La Comédie de Dieu qui s’ouvrait d’ailleurs avec un plan de voie lactée qui faisait autant songer à Buñuel qu’à Kubrick (deux cinéastes dissemblables certes mais préoccupés tous deux par les cycles, comme Rivette également, disant à Renoir lors du film qu’il lui a consacré pour Cinéastes de notre temps : « La caméra tourne comme la terre autour du soleil ») ces serveuses qui travaillent dans une glacerie comme d’autres dansent en ballerines et tutus à l’opéra (on cite Carmen de Bizet et du même coup le film de Godard de 1983 Prénom Carmen). Mais c’est aussi cette tache sur le tablier d’une des serveuses que l’on croit être celui du sang des menstrues et que l’on confond peut-être avec de la glace à la fraise, annonçant par avance sur le mode du gag mineur cette envie de filmer la Blanche-Neige de Robert Walser. Ce sera fait et quasiment entièrement en plans noirs, pas seulement parce que Monteiro est comme le désigne le titre d’un film de Marguerite Duras réalisé sur les mêmes principes formels un Homme-Atlantique (la mer, élément primitif et motif cyclique de l’œuvre, putréfaction et renaissance), mais surtout parce que Walser est mort gelé dans la blanche neige environnant l’asile qu’il voulait fuir. Neige que voulait rejoindre Monteiro à la fin du Bassin de J.W. (il sortait de l’asile dans Souvenirs de la Maison jaune pour y retourner dans Les Noces de Dieu), en partance pour le pôle nord avec l’actrice qui sera Elena Gombrowicz dans le film suivant… Encore des boucles à n’en plus finir, telle la mythique chevelure de Vénus sortant des ondes marines ! (5)

Un univers féminin, rond, soumis aux puissances du cercle, donc incessamment soumis à la menace (éternel retour nietzschéen, pour le meilleur comme pour le pire, le tragique et la farce, autre histoire de boucle) de ne pas pouvoir durer infiniment et dont il aura été le maître d’œuvre esthète et solitaire, l’orfèvre monomaniaque et, bien que modeste dans les moyens, mégalomane dans les cimes à atteindre (et 9 fois sur dix au moins bien atteintes !). Il suffit de considérer Manuela de Freitas, la comparse privilégiée du cinéaste, toujours la même, toujours une autre de film en film, logeuse acariâtre dans Souvenirs de la Maison jaune, patronne vulgaire dans La Comédie de Dieu, prostituée épouvantée par la grosseur du chibre de Monteiro dans Le Bassin de J.W., bonne sœur dans Les Noces de Dieu. Il suffit aussi de se rappeler la voix extraordinaire, littéralement inouïe, de l’acteur cinéaste qui participait de son charme luciférien, d’une suavité irisée comme à fleur d’épiderme, alors que la chambre d’écho de cette voix cristalline, à peine voilée par l’abus d’alcool et de cigarettes, qu’était son frêle corps gris (Serge Daney et lui s’amusaient à rêver d’un club de plage des maigres) faisait irrémédiablement penser à Auschwitz. On se dit d’ailleurs que Monteiro aurait pu à l’aise en remontrer à bon nombre de nos cinéastes hexagonaux sur comment l’on peut (mieux) jouir de la langue française et sur comment des trésors de plasticité et de mise en scène sont réclamés par la jouissance des corps pour en être un tant soit peu à la hauteur (inoubliables bain de lait et corne d’abondance de La Comédie de Dieu), sujet peu traité finalement par ce cinéma-là, assez puritain au fond.