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La surprise advient lorsque le ratage de l’enregistrement
de la publicité pour le whisky s’avère être un succès phénoménal.
Malgré lui, « l’acteur » Shahdov manque de s’étouffer
en buvant cette boisson infecte. Et, cet accident du réel
est pris comme gag, intention burlesque du « comédien »
pour le public télévisuel. Il ne comprend plus rien, on ne
lui demande plus de jouer mais d’être. De se vendre lui, naturel,
tel qu’il est. L’accidentel devient norme. Le réel devient
fiction, l’authenticité devient hypocrisie (jeu d’acteur,
en grec), via un médium qui véhicule l’idéologie de la toute
puissance d’un système de lecture sur un monde devenu système
de signes Que semble nous dire Chaplin si ce n'est que tout
cela se situe au-delà du vrai et du faux : simplement
il n’y a plus d’original, plus de référentiel réel, c’est
de la parole qui se réalise de par sa prolifération même :
c’est l’art de rendre les choses vraies en affirmant qu’elles
le sont. L’excès fait rire via le poste de télévision. Vengeance
du peuple américain que de voir un roi détrôné faire le pitre
sur le petit écran ? Son visage tordu de douleur, sa
main au cou, en une vaine tentative d’appel d’air, s’affiche
sur les grands boulevards de la ville. Il est devenu une star
en s’étranglant en direct live. Le direct touche. L’absence
supposée de médiation crée l’événement (c’est l’effet scoop).
Les enchères montent, de 10 000 dollars, il va jusqu’à toucher
dix fois plus. Pour vendre de quoi boire et manger (des produits
sans saveur, nous indique le roi Shahdov, mais qu’importe :
il ne s’agit pas de croire au produit, mais de croire à la
publicité qui veut m’y faire croire). Il est devenu un homme-tronc
sur-médiatisé, parce que existant par le flux télévisuel.
Il est une image de, donc on peut la modifier pour l’ajuster
au goût du marché. La jeune publicitaire ne manquera pas de
souligner sa peau flasque lors d’une énième séance de photo.
Tout comme ses dents déchaussées. La science au service du
beau, le lisse de la télévision peut remédier aux défauts
du temps. La télévision refoule le temps qui passe, seul l’instant
compte. La télévision serait cet outil qui, outre le morcellement
de l'homme (le devenir tronc de l'humanité) invente une temporalité
de l'immédiat qui fonde un autre corps.
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S’introduire dans le régime télévisuel tel que le fait Shahdov,
c’est, selon ce que semble nous indiquer Chaplin, disposer
de l’homme dans une nouvelle idéologie de la technicité. Est-ce
qu’un nouvel outil de représentation peut fabriquer de neuf ?
Changer les conditions de travail ? Inaugurer une humanité
autre ? Le cinéma peut-il se réincarner dans la télévision ?
Chaplin peut-il vivre sa résurrection en s’introduisant dans
les canaux cathodiques ? Or, ce que nous voyons, c’est
la mise en place d’un nouveau morcellement du temps et de
l’humain. Cette nouvelle invention va créer un autre rapport
au monde, prétendument plus direct, plus juste, selon le commentateur
télévisuel. Cette technologie de transmission d’images animées
et sonores permet à tout américain en possession d’un poste
téléviseur (même en pleine mer) d’avoir accès au monde réel
et ce directement. Le cadre est soumis à deux lois :
celui du désir (le suggérer pour le provoquer : voix
langoureuse, usage de termes liés aux sensations, au bien-être,
au corps), celui de l’oralité (ce ne sont que des visages
parlant sans corps qui sont représentés débitant des mots
irréels auxquels la télévision accorde tout son poids de légitimité).
Si l’honnête homme peut savoir à tout instant ce qui se passe
de par le monde, entrer en contact avec l’extérieur, la télévision
peut aussi s’introduire dans votre intimité, être dans votre
intérieur. Ça travaille tout le temps, telle une machine organique
vocale (plusieurs scènes dans le film nous montrent - plutôt
nous font entendre la télévision comme instrument audio
avant le visuel) Elle joue l'unicité, la solitude et
la proximité. Le temps aussi devient indifférent en
télévision. De jour comme de nuit, elle est là. Comme la mort.
Sauf qu'elle pare d'ubiquité l'être. À la fois présent, maintenant
et pourtant non. Un leurre magnifique où Chaplin comprend
bien ce que peut être ce médium pour l'acteur et quel spectateur
nouveau il crée : le lieu de la séduction pour une emprise
de l'autre. Et Chaplin nous parle en sachant qu'à ce moment
où nous l'écoutons il sera mort depuis fort longtemps. Mais,
il revit tel un spectre pour/par tous les écrans télévisuels
du monde. Si le cinéma a donné vie à Chaplin, la télévision
peut lui donner la vie éternelle, tel un vampire de la nuit.
La reconnaissance et la valorisation sociale sont indexées
à la publicité, l'injonction du vrai, du singulier façonne
un totalitarisme de l'intime. L'être se dissout dans un rapport
d'émission et de réception : suis-je bien là ? Me voyez-vous
? M’aimez-vous ? L'écran est devenu le lieu d'une succion
de l'avoir-vu. Shahdov, en entrant dans cette fabrique d'immédiateté
(impératif du direct, de la coexistence pacifique : une
manière de tenir à équidistance l'un de l'autre), se dissout
dans le grand corps du tout et n'importe quoi, au nom de la
démocratie. Au nom de la sociabilité. Tout se vaut, il n'y
a plus de critères. La sexualité est partout et l'érotisme
nulle part. Tout, n'importe quand et n'importe comment. Pour
le cinéaste, le monde est rentré dans la barbarie de la lâcheté
et de l'abandon (le plus terrifiant est cet abandon de l'enfance
qu'incarne Rupert). Non plus mourir de rire mais mourir de
tristesse.
Chaplin cinéaste anti-nihiliste ?
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