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  L'Eclipse (c) D.R.
Cette notion de perte de repère nous amène à la dernière grande séquence du film qui en est, en quelque sorte, sa séquence-matrice, celle vers laquelle tout le film tend - et peut-être d'où le film vient - : la séquence de l’éclipse. Dans le panoramique qui inaugure cette séquence finale, les éléments filmés retracent la chronologie du film. Tel la madeleine de Proust, chaque objet rappelle, avec son entrée dans le champ, un moment du film. Le vaste carrefour nu fait revenir le moment où Vittoria quitte Piero après qu’il l’a embrassée pour la première fois. L’infirmière à la poussette rappelle lorsque Piero et Vittoria se retrouvent, avant d’aller à la demeure des parents de celui-ci. Le château d’eau-champignon évoque la séparation de Vittoria et Riccardo. Le jet d’eau rappelle les jeux enfantins de Vittoria et Piero. Les palissades de la maison en construction rappellent le moment où Vittoria attend Piero au carrefour. Ce panoramique serait un concentré de souvenirs du film. Les réminiscences du passé passe par les objets. Ils ont ici, pour le spectateur, un rôle actif, ou plutôt moteur. Cette idée va se développer sur la séquence. Le temps d’une éclipse, les vivants se taisent et les objets se mettent à parler.

A l’image de ce tas de briques, où celles-ci sont maintenant cassées, on peut d’abord constater que du temps s’est écoulé, et qu’il a une emprise sur les objets. Les briques ont été usées par le temps. Telles des êtres vivants, elles ont vieilli. De même, la caméra scrute les craquelures du passage clouté, sur lequel marchaient précédemment Vittoria et Piero, telles les témoins de son évolution et de son « vieillissement ». A contrario, le vivant, que l’on peut caractériser par le mouvement, semble rester étrangement immuable : on a l’impression que c’est toujours le même Driver et son cheval qui trotte dans cette rue , alors que, on le sait depuis les chronophotographies de Eadweard Muybridge, s’il est bien une figure de l’image en mouvement c’est bel et bien celle d'un cheval au trot. Ou bien encore, il nous semble que l’infirmière ne cesse de promener son landau sur le même trottoir. Dans une sorte de mouvement inverse, le vivant se momifie, et les objets s’animent. C’est maintenant les feuillages des tilleuls qui s’agitent et s’animent. Les femmes qui attendent le bus sont silencieuses, par contre les roues du bus se mettent à crisser. L’eau qui coule du bidon, tel un animal le temps d’une éclipse, semble aller se cacher, se terrer dans les égouts. Et vice-versa, l’homme aux lunettes, dont un plan scrute le lobe inférieur de l’oreille en très gros plan, semble, lui, devenir un montage, un agrégat de différentes parties anatomiques. En quelque sorte, il est scientifiquement « objectivisé », et donc « objetisé ». Avec le très gros plan de parties du visage, celui-ci cesse d’être visage et vivant. Il devient un objet.

L'Eclipse (c) D.R.
Se dégage de cette scène deux principes. Un principe de liaison des espaces, par des mouvements panoramiques de caméra, comme cela nous est donné dès le panoramique d’ouverture de la séquence. Et un principe de « déliaison », qui fonctionnerait par une parcellisation de l’espace, dû à des très gros plans, ou à des plans Inserts, où encore à des plans décrivant le même objet par raccord dans l’axe. Avec ce dernier procédé, nous n’aurions plus la continuité, la fluidité du mouvement panoramique de caméra, mais, au contraire, un effet de saute, d’espaces disjoints.

Si l’on s’intéresse maintenant à ce que filme chaque mode, on s’aperçoit que le premier mode, que l’on pourrait qualifier de « continu », suit le mouvement – qui est l’apanage du vivant - (le cheval au trot, le piéton sur le passage clouté, l’homme qui lit son journal, les enfants qui jouent, les seconds passagers du bus qui rentrent chez eux) et le second mode, que l’on pourrait qualifier « de discontinu », scrute l’inanimé (un tas de briques, une barrière, des palissades, un échafaudage, le jet d’eau, les gouttelettes d’un feuillage, un balcon, un avion dans le ciel, un morceau de bois dans l’eau, etc…). Ce qui semble intéressant, dans cette partition, dans ces deux modes de filmage – le continu et le discontinu - qui saisissent deux mondes se côtoyant – l’animé et l’inanimé -, est, bien évidemment, de noter les exceptions.