Il semble que la perte de cette situation
sensori-motrice puisse aussi être issue de la futilité, voire
de l’absurdité, des enchaînements causes/conséquences. L’image
même de cela en serait le moment où Vittoria fait tirer à la
carabine sa voisine sur un ballon avec lequel elle s’amusait.
Vittoria s’amuse autant avec le ballon qu’avec sa voisine. Mais
cette action apparaît et disparaît sans justification. Elle
est sans cause, ni conséquence.
Au tout début du film, lorsque Vittoria arrange des objets dans
un cadre, apparaît un nouveau thème du film, la notion de cadre,
de ce qui est dans le cadre (le champ), et de ce qui est hors
du cadre (le hors-champ). Ce que révèle le doigt pointé de Vittoria
lorsqu’elle cherche à situer la position de la ferme sur la
photo du paysage africain, est qu’un choix de cadrage désigne
autant ce qu’il montre que ce qu’il ne montre pas. L’élection
d’un champ entraîne nécessairement l’apparition d’un hors-champ.
Le non vu a autant d’importance que le vu car son absence, issu
d’un choix, permet au présent de se révéler. Par ailleurs, comme
on le voit avec le panoramique de recadrage qui nous fait passer
d’un paysage de savane à des lions se reposant dans l’herbe
dans la même photo, le cinéma a une force supplémentaire de
révélation, dû à son mouvement, que n’a pas la photo où tout
ce qui est montré l’est en même temps, au même moment. La «
pression du hors-champ » fait que, au cinéma, l’image peut sans
cesse avoir un devenir. On retrouve cette idée du cadre et du
hors-champ lorsque Riccardo vient, la nuit, devant l’appartement
de Vittoria. Lui essaye d’être « dans » le champ, en se mettant
dans le cadre de la fenêtre, elle essaye, au contraire, de rester
hors-champ, en ne passant pas devant cette même fenêtre.
Lorsque Vittoria arrive au carrefour
de la maison en construction pour attendre Piero, le plan
en contre-plongée du lampadaire décrit à la fois un objet
connu –un lampadaire-, et un objet qui ne l’est plus car il
est « déspatialisé », déconnecté de l’endroit où il se trouve.
Par cette image, le hors-champ devient inconnu. Cette même
contre-plongée sur un tas de briques, au début du plan précédent,
a pour effet sur le spectateur que celui-ci a du mal à « raccorder
» ce morceau d’espace à la maison en construction. En fait,
le raccord s’opère par déduction intellectuelle car « tas
de briques » et « maison en construction » font partie du
même paradigme. Il paraît cependant peu aisé de dire où se
trouve le tas de briques par rapport à la maison. A l’image
du plan des barres horizontales et verticales de l’échafaudage,
qui ressemblent davantage à un tableau de Mondrian qu’au plan
d’une fiction scénarisée, les objets s’émancipent de leur
environnement. Ils ne valent plus pour la fiction. Ils ne
valent que pour eux-mêmes. Cette sortie du contexte se fait
par deux moyens : la composition de cadrages qui atteint l’Art
Abstrait, ainsi qu’une vision de plus en plus parcellaire.
Le plan des palissades est très similaire au plan de l’aile
d’avion, tant par sa composition faite de lignes droites qui
l’amène du côté de l’Art Abstrait, que par le souffle du vent
qui peut être la réminiscence du bruit du moteur d’avion.
Cela a pour effet de « recontextualiser » différemment l’objet
filmé. Ce ne sont plus seulement des palissades.
Pour en revenir au plan de l’échafaudage, il en résulte qu’il
est effectivement bien difficile de situer celui-ci dans la
topographie du lieu. De même, les deux plans des femmes attendant
l’arrivée du bus posent des problèmes de spatialisation :
ces deux femmes pourraient être dans une rue quelconque. Le
hors-champ ne se laisse plus appréhender avec facilité et
on ne peut que faire des hypothèses sur la position de la
bâtisse en construction (qui est, à ce carrefour, notre seul
point de repère). Le spectateur se retrouve dans la même position
que celle de Vittoria essayant de placer la ferme sur la photo
du Kenya. Il spécule sur les différents possibles du hors-champ.
Suivant cette même idée, il semble ardu, à la première vision,
de saisir où s’arrête le bus. Les femmes qui l’attendent semblent
elles-mêmes le chercher du regard.