Le véritable visage d'Ichabod Crane,
ce n'est certes pas celui d'un homme de croyance, pas plus
que celui d'un homme de raison ; son véritable visage, c’est
bien évidemment les deux (6). Crane, c'est une sorte de Janus
bifrons, le fruit de l'union entre une époque qui est
en train de mourir et d'un siècle qui est en train de naître.
L'obscurantisme cède la place à l'âge de la raison et cette
passation de pouvoir dure assez longtemps pour enfanter sa
propre époque et ses propres monstres. Ichabod Crane, c'est
ce mélange entre l'Ombre et les Lumières, entre la croyance
et le savoir, entre la magie et la raison. Crane, c'est le
rejeton de cette Amérique qui entre dans le nouveau siècle
et qui en quelque sorte veut oublier ses mythes fondateurs,
ses racines, qui ne croit plus tout à fait en elle, en ce
qu'elle est - tout comme Ichabod, au fond. Sleepy Hollow,
c'est deux histoires en une, deux histoires qui se ressemblent
: celle d'un homme, d'un pays - d'une époque, en somme - à
la recherche de leur passé perdu (7).
Sleepy Hollow est à la mesure du héros et du temps
qu'il décrit puisque la magie tout autant que la raison sont
présentes : l'investigation met bien sûr en évidence l'existence
“ réelle ” du Cavalier, des sorcières, des formules
magiques, des philtres et elle met également en lumière les
catégories classiques de l'enquête policière : le coupable
(lady Van Tassel), l’arme du crime (le Cavalier), le mobile
(une vengeance), les indices, l’enquête... Lorsque Ichabod
rentre à New York, il n'a évidemment pas avec lui le meurtrier,
pas plus qu'il n'a le coupable, qui en fait en est une : c'est
en un sens un échec, comme une preuve de l'incapacité de l’Amérique
moderne à assimiler ses mythes : comment le droit positif
pourrait-il punir un Cavalier sans tête ? Et une sorcière
? Le procès de Salem, vieux d'un siècle, semble bien loin
et oublié. La sorcière ne sera donc pas punie par les hommes
mais par son propre Golem, comme si, à présent, le divorce
entre l'âme et l'esprit était consommé.
Pour autant, les deux époques ne sont
pas radicalement hétérogènes puisque Ichabod emmène avec lui
Katrina, "la petite sorcière", la bonne sorcière,
pur produit du passé (8), son double dialectique : il vient
de la ville, de New York, elle des profondeurs des terres
; il ne demande qu'à croire, elle, peut-être, qu'à savoir.
Et c'est ensemble qu'ils entreront dans le siècle, comme c'est,
peut-être, réconciliée avec elle-même, que l'Amérique le débutera.
1) Comme le dira
Ichabod Crane lui-même, “ les apparences sont
trompeuses ”.
2) Ils ressemblent
aux outils que fait fabriquer Berverly Mantle dans
Dead Ringers.
3) Comme le héros
de L’Etrange Noël de Monsieur Jack qui, pour
comprendre Noël, fait toute sorte d'expériences
scientifiques. Il veut comprendre, il veut comprendre,
mais, comme Ichabod, bute sur les faits qui, décidément,
sont bel et bien muets. Comme pour Ichabod, le déclic
se fera à la vision d'un personnage qu'on dit de
légende, le père Noël en l'occurrence.
4) On voit à
présent l'importance prise par l'association de
la mère et du Cavalier : elle rend Ichabod Crane
à lui-même. En refusant la magie, en niant son
existence, Crane se condamnait à ne croire qu'en
la raison (il dit à Katrina qu'il ne croit qu'en
la raison, aux causes et aux conséquences). Et,
précisément, il touchait vite aux limites du Discours
: Crane ne sait pas toujours argumenter (il répond
"parce que" quand on lui demande pourquoi
un corps ne doit pas être bougé), il est très
souvent dégoûté par ce qu'il voit... Un homme
capable de garder la tête froide, un homme de
raison ne verrait dans les cous tranchés que des
indices à rechercher. Ce n'est que réconcilié
avec lui-même, ce n'est qu'en reconnaissant que
la réalité est un subtil mélange de corps physiques
et de forces occultes qu'il pourra mener son enquête
jusqu'au bout.