|
|
|
|
L'enquête sera l'occasion pour Ichabod
d'utiliser son “ outillage ”, de son propre aveu
fabriqué par lui. Outils en vérité bien étranges, comme déformés
et déments (2) : des écarteurs de chair munis de loupes, des
lunettes-yeux-de-hibou... Les formes sont torturées, un peu
grotesques. On dirait des caricatures d'outils, comme si un
fou - ou un enfant - s'était mis en tête de forger des instruments
à vocation scientifique. Ces outils sont le fruit de la passion
“ méthodiste ” de Crane, comme s'il n'y avait pas
assez de méthode en ce monde, comme s'il fallait en rajouter
un peu plus. Ils auront pourtant leur efficacité puisqu'ils
permettront d'accéder à certaines vérités.
Mais, très vite, l'évidence s'imposera : le Cavalier, ce fantôme,
existe : Crane l'a vu, et “ voire, c'est croire ”.
Il y a là un point important : en bon homme des Lumières,
Crane aurait sans doute sombré dans la folie. Or, il ne conteste
pas ce qu'il a vu, il y croit parce qu'il l'a vu - bien sûr,
l'aveu est difficile, aussi notre enquêteur passe-t-il par
un moment de crise. Mais Ichabod Crane, et c'est là son secret,
a un passé bien peu avouable pour un homme de raison : sa
mère a été condamnée parce qu'elle pratiquait la magie - blanche
ou noire, on ne le sait - et elle en est morte, surveillée
et punie par un mari religieux et inquisiteur. Cette mère
qu'Ichabod ne voit qu'en secret, sans le père, figure quasi
bergmanienne, et dont il partage l'intimité (elle lui impose
le silence, l'index sur la bouche, comme si personne ne devait
savoir, et surtout pas le père, comme si ces instants privilégiés
n'appartenaient qu'à eux, et surtout pas au père), cette mère,
si belle, par moments si proche d'Ichabod que rien ne semble
les séparer, cette mère qui danse, légère, si légère que parfois
elle semble s'envoler... La scène prend place au sein d'une
séquence onirique, de sorte qu'on ne peut dire s'il s'agit
d'un souvenir objectif (pour autant qu'un souvenir puisse
l'être) ou d'un fantasme. Burton ne dira rien sur cette image
troublante, Ichabod demeurera muet. Et peut-être, au fond,
n'y a-t-il rien à dire, c'est-à-dire rien à expliquer et tout
à voir, c'est-à-dire à croire...
|
|
|
|
Par la suite, la vision du Cavalier
acéphale va agir comme un révélateur sur Ichabod-Thomas
et va venir redoubler et confirmer l'image qui a sans doute
longtemps été pour lui comme un accroc dans le tissu rationnel
de son esprit, un déchet fantasmatique de son enfance :
cette mère, qu'il croyait condamnée à mort et à tort, pourquoi
ne serait-elle pas une sorcière puisque la nuit, les forêts
sont hantées par des cavaliers à la recherche de leur tête
? Du coup, c'est Ichabod qui perd la sienne... Vite, il
la retrouvera et poursuivra son enquête. Mais d'une façon
radicalement nouvelle : les indices obtenus grâce à la méthode
pseudo-scientifique de Crane n'aboutissant pas à des résultats
véritablement probants (3), il faut récrire le discours
de la méthode - en quelque sorte, Crane fait sa tabula
rasa : la méthode, autrefois une, devient maintenant
duale, la sorcellerie venant redoubler la recherche empirique.
En un sens, Crane ne fait que tirer les conséquences de
ce qu'il a vu : les indices matériels sont manifestement
insuffisants et doivent être complété par des indices de
tout autre nature, des indices immatériels, des indices
recueillis de l'autre côté du miroir, cet autre côté qu'Ichabod
a longtemps nié et confiné dans les limites rassurantes
de l'imagination et de l'irrationnel : à présent, il va
pénétrer consciemment et volontairement dans le monde de
la magie. La visite chez la sorcière, qui a sa tête mais
pas d'yeux - quand on croit pour de bon, il n’est plus besoin
de voir -, sera certes effrayante - Crane en ressort visiblement
bouleversé - mais déterminante pour la poursuite de l'investigation
puisqu'elle révèlera l'emplacement d'où jaillit le mal,
l'arbre de la mort. Ichabod va éventrer cet arbre en son
creux, ce creux qui a somnolé si longtemps avant d'être
réveillé, gourmand de têtes (4). De ce monstrueux utérus
va surgir le funeste Cavalier hessois. Juste avant cette
apparition spectrale, Ichabod, ayant mis à jour le squelette
sans tête du Cavalier, donnait, spontanément, les raisons
exactes pour lesquelles le Cavalier était revenu “ à
la vie ”. Un peu plus tard, il continuera à dire qu'il
ne croit qu'aux “ causes et aux conséquences ”
mais il est manifeste que Crane est capable de formuler
des explications magiques en complète contradiction avec
ce qu'il avoue consciemment croire et l'attitude qu'il essaie
d'imposer : il y a en Ichabod Crane comme une part cachée,
une part maudite encline à croire à la magie et à l'occultisme.
En un sens, Sleepy Hollow est une sorte de recherche,
de quête, de parcours initiatique. Ichabod Crane quitte
la ville, l'urbanisme, une certaine rationalité aussi pour
entrer dans la campagne américaine, peuplée de croyances
et de mystères : en lui disant qu'ici, à Sleepy Hollow,
il est loin de New York, on lui signifie qu'il a pénétré
dans un domaine où les lois de la ville sont caduques (5)
où l'ordre des choses est en somme bien différent de celui
qu'il a pu connaître. Et c'est dans les bois du Ponant,
dans cette Natur à l'essence en principe opposée
à celle de la ville et de la civilisation, que Crane pourra
ôter son masque.