De plus, en vingt ans, nous sommes passés
du voyage au surplace, du déplacement charnel des corps à la
ronde infernale menant au gouffre et à la dévoration. Le jeune
Hoss partait de chez lui pour tenter l’aventure d’une vie, traçant
les routes de l’Amérique comme une cartographie du tendre où
quelque chose se passait dans l’ordre de la filiation. Buzz,
s’il voyageait encore, c’était sur une route plus sinueuse et
torturée, avec des arrêts sur images et temporels douloureux.
Une route qui ne menait nulle part, elle n’a jamais été construite
jusqu’au bout, les obligeant à faire demi-tour jusqu’au final
tragique, à ciel ouvert dans un champ. Un no man’s land où après
lui avoir tiré dessus, le petit homme soutient ce père malgré
lui, pourchassé par toutes les polices du comté.
Si la linéarité n’était plus possible, celle-là même qu’avait
connu Hoss où l’horizon était là, au bout de la route, même
fauché, le ciel ne renvoyait pas à l’enfer ; Un monde
parfait tentait encore de relier le père au fils, maladroitement,
et avec violence. Mais cette absolue injonction de la filiation
restait ténue et têtue, dans ces moments de partage où quelques
mots, quelques gestes et regards se transmettaient.
Avec Mystic river, tout s’effondre.
Jamais Clint Eastwood n’avait signé un film aussi désespéré
et affolant. L’enfermement du cercle (la boucle de la trinité
trois amis, trois traverses le récit de part et d’autre).
Il n’y a plus de ligne de fuite, ni d’horizon et le ciel omniprésent
ne renvoie que du blanc incandescent. Le caractère d’enfermement
est renforcé, appuyé par la monomanie de la palette visuelle
du film aspiré par le noir et la lumière blanche. Entre ces
deux extrêmes qui ne sont pas des couleurs, seulement du bleu,
du gris et du vert, trois couleurs froides qui sont celles
aussi de la rivière. L’espace où se situe l’action est forclos
à un bout de quartier dont nous serions en peine de le relier
à la ville (Boston) qui n’est vu que du très haut ou du très
bas avec cette rivière mystique, une eau glauque pleine de
miasmes profonds. Tout semble éclater en des lieux fermés,
comme enroulés sur eux-même, tels des personnages shakespeariens
pour qui l’inéluctable est déjà scellé (Hamlet, Othello, Lear,
Richard). Des êtres fantômes, des vivants en sursis qui, à
reculons, s’avancent jusqu’à leur mort, à la parole réduite,
monomaniaque et qui ne transmet que du trop plein ou du trop
vide. Les trois personnages du film, Jimmy, Sean et Dave,
tous pères, qui se connaissent depuis l’enfance partagent
le secret du viol de Dave. Le meurtre de la jeune fille de
Jimmy les réunit vingt ans plus tard. Dave sera sacrifié une
seconde fois pour un meurtre qu’il n’a pas commis, grand corps
lourd des terreurs de l’enfance et qui le soir venu devient
à la fois vampire, ogre et loup lorsqu’il raconte à son fils
aimé le conte de la nuit. Véritable morceau de chair ambulante
(jeu impeccable d’un Tim Robbins toute en nuance et fragilité)
chacun s’arrachera sa part de Dave. Mystic river
inscrit la filiation dans la trinité du viol, du crime
et du mensonge où les places de chacun ne semblent tenir que
par accident, au bord du fil rouge de la rupture. Le morcellement
de chacun des personnages opère tout le film d’une schize
qui ne peut se délier, chacun des vivants est un handicapé
en sursis, le bonheur est éphémère, et le film se livre dans
une scansion tournoyante. Pas de ligne de vie mais une ronde,
pas de passage ni de relais ou alors trafiqué, perturbé, distordu
dans une ironie amère (Jimmy pourvoit à des gosses qui seront
responsables de la mort de sa fille) qui fait faire des allers
et retours entre le caniveau, la fosse aux ours, la chapelle,
la morgue, l’eau, et la famille, véritable matrice du récit.
Jamais l’élévation de la grue qui joue sur le mode leitmotiv,
(figure codée du cinéma américain classique), et procure ce
sentiment d’encerclement et d’enfermement.