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Mean Creek (c) D.R.

L’adolescent qui peuple ces films est ce qu’il est convenu d’appeler un nerd. Le nerd a plusieurs caractéristiques  : il communique mal et peu avec son entourage, s’avère plus intelligent que la moyenne et consacre l’essentiel de son temps à sa passion (qui peut être d’ordre scientifique ou artistique). On retrouve ce profil aussi bien dans des films déjà primés (Alex dans Elephant), que dans les films américains moins connus comme The United States of Leland (Leland ne parle avec personne) ou encore Mean Creek (George est détesté de tous). Ces anti-héros se distinguent par une éducation et une sensibilité indéniables, mais également - et cela est nouveau - par un comportement violent. Leur profil est donc ambigu, tant il est vrai qu’ils sont capables du meilleur comme du pire. Tantôt ils assassinent, tantôt ils écrivent, filment ou jouent de la musique classique. Ils ne sont pas mauvais nous dit-on. Pourtant ils tuent. Et si entre les deux - le meilleur et le pire - il existait un lien ? Il semble bien que ces films, avant même de représenter des meurtres, décrivent presque toujours un échec de l’expression par la création : échec d’Alex de jouer une bagatelle de Beethoven, échec de Leland de transmettre ce qu’il a écrit, échec de George d’être au monde comme il l’est dans ses films. Dès lors qu’il y a impossibilité de créer, de s’exprimer et de transmettre, tout bascule dans une sorte d’absurdité généralisée, tout devient gratuit. L’autre ne comptant plus, il disparaît en même temps que la tentative de partager avec lui.

  Mean Creek (c) D.R.

De tels adolescents hantent la plupart des films indépendants américains. Ils se filment (d’American Beauty de Sam Mendes  à Nowhere de Greg Araki), s’étripent (de Bully de Larry Clarke à Mean Creek de Jacob Aaron Estes), se droguent et se suicident ( de Doom generation toujours de Greg Araki à Gummo d’Harmony Korine). « The Sick Fucking Kid » (SFK est dans The United States of Leland une catégorie officieuse qu’utilisent des professeurs de prisons) n’est pas irrémédiablement condamné. Larry Clark par exemple, semble dans son dernier film (Ken Park) trouver une solution à ses problèmes : le sexe, mais du sexe qui réapprend à vivre ensemble, sain et communautaire. Mais bien peu avancent comme lui des solutions individuelles ou globales aux maux dont souffrent les adolescents et à travers eux la société américaine entière. Le propos de ces films n’est en réalité pas d’avancer des hypothèses censées rendre compte ou remédier à une réalité problématique, mais de scruter dans un espace donné – le plus souvent clos (ici des couloirs de lycée, là une chambre d’étudiant) –  des corps qui, pris au piège, s’agitent. Ils ne parlent pas ou peu (il faut rappeler à cet égard combien le silence d’Elephant est éloquent), et ce mutisme attise leur agitation. Ce qui ne peut passer par la parole se manifeste autrement, presque par effraction, à travers eux. Ils s’apparentent dorénavant moins à des personnages qu’à des outils. Rudolf Arnheim rappelait à cet égard que lorsqu’un acteur devient un accessoire, il n’est pas rare que les accessoires jouent le rôle d’acteur (1). Ainsi faut-il souligner la place qu’ont les décors dans ces films : la profondeur des couloirs dans Elephant, l’oppressante verticalité des rues dans Kids, le remous périlleux d’un fleuve dans Mean Creek. Deux logiques coexistent dans ces films : le vide qui isole les personnages et les rend impuissants (ces films sont anti-macmahoniens par excellence) ; les décors qui cernent le vide et participent de la mise en scène générale. Deleuze parlait à propos d’Antonioni et de son ambition de critiquer la morale, d’une méthode de « symptomatologiste ». C’est bien de cela qu’il s’agit ici, et nombre de ces films ne sont pas indifférents à l’esthétique d’Antonioni. En choisissant de placer des personnages déviants dans des dispositifs contraignants, ils cherchent à produire des réactions, des incidents plus ou moins irréversibles, qui ne portent pas directement à conséquence, mais renseignent – un peu à la manière de ces bourgeois névrosés qui peuplent l’univers antonionien – sur les failles d’un système déréglé, de plus en plus menacé par l’anomie. Car ces faits divers reposent tout entiers sur l’impossibilité non pas de transmettre une morale aux petits criminels, mais de faire apparaître ne serait-ce que les oripeaux de ladite morale. Ces films, en définitive, accusent davantage qu’ils ne jugent des corps privés à la fois de principes et de parole.



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(1) Cité par W.Benjamin, Œuvres T.III. p.292