D'ailleurs pendant toute cette première partie,
Ogoulkéjik ne parle pas, les dialogues sont avant tout des jeux
de regards où l'on sent beaucoup d'amour entre les deux êtres.
Pour mieux comprendre le poids de ces silences, le cinéaste
use de flash-back, ou plutôt, met en scène les visions, véritables
rêves éveillés, de la femme qui croit voir son mari arriver.
Il faut dire que le désert est le lieu de tous les mirages,
et il faut voir là la raison profonde, l'obstination de cette
femme à vouloir y rester alors que tout porte à croire dans
la réalité que son mari est mort à la guerre et qu'il ne reviendra
pas. (Il peut être intéressant de mettre ce film en relation
avec "Sous le sable" qui traite le même sujet, autre
temps, autre culture.) L'isolement imposé par l'hostilité des
lieux rapproche les êtres, deux êtres unis dans la même détresse,
il l'appelle sa fille et aimerait lui voir enlever son voile,
et elle, elle est toujours tendre et respectueuse envers lui.
Cette partie, très belle, se termine après la séquence où le
vieux, rentrant d'une réunion du kolkhoze avec un châle pour
la jeune femme et une médaille du mérite, lui annonce qu'il
va recevoir une aide pour l'assister dans l'élevage et qu'elle
pourra rentrer chez les siens. On peut y voir une scène hautement
symbolique : le châle a été donné par le parti afin de permettre
au vieux de voir le visage de la jeune femme se livrer à son
regard, alors que le voile doit être gardé devant un ancien
en signe de respect. Le parti ne catalyse-t-il pas ici la rupture
avec les traditions. Mais, en l'occurrence, la femme est plus
forte que l'homme, elle ne se laisse pas corrompre, c'est véritablement
elle la gardienne des traditions.
Après le passage du frère venant annoncer
le désir du père d'Ogoulkéjik de voir revenir sa fille, une
séquence très belle apparaît : la femme, dont le visage se
découpe naturellement derrière une fenêtre, observe sans être
vue, alors qu'en contre-champ figurent les deux hommes, dont
on ne voit pas les visages, coupés par le cadre de la fenêtre;
images furtives incluses dans un rythme soutenu. On assiste
ensuite à l'arrivée du futur associé du vieux Ama-aga, avec
sa femme et son enfant. Là, ce sont les premières paroles
d'Ogoulkéjik entre femmes, le rythme du film va s'accélérer,
ses visions s'intensifier et se lier inévitablement à la vie
du couple, car la jeune femme s'y projette inéluctablement.
Le point d'orgue sera la naissance d’un deuxième bébé, à l'accouchement
duquel Ogoulkéjik va assister. Bébé Azar, qu'elle va s'approprier
dans une chanson qui ponctue la fin du film, où elle laisse
éclater sa voix et sa détresse, la caméra vibrant sur le visage
du vieux qui laisse échapper quelques larmes :
« Ô Mourad comme tu m'es cher
Quand je vois ton regard clair
J'en oublie mon beau garçon
Mes peines et mes misères
Par les sables brûlants
Sous un ciel ardent
J'ai longtemps cherché
Les traces de tes pas
Mon amour adoré
Serait-ce donc que ma peine
Me poursuit toute ma vie ?
Serait-ce donc que ma détresse
Que ma douleur est infinie
Au printemps dans la steppe fleurie
Sous un ciel d'un bleu infini
Quand sonnera la dernière heure
Qu'elle m'emporte moi aussi. »
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