"Je ne puis assurer mon objet, il va trouble et chancelant,
d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il
est en l'instant que je m'amuse à lui. Je ne peins pas l'être,
je peins le passage ; non un passage d'âge en autre, ou, comme
dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour,
de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure
; je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais
aussi d'intention. "
Les Essais de Montaigne (deuxième état du texte de 1588)
Premier épisode : première sensation
Le plaisir des mots. D'un
mot qu'une femme qui filme depuis 1955 a su, malicieusement,
remettre aux lèvres de tous les glaneurs d'images et de sensations
que nous sommes. Glaner, glaneur et glaneuse depuis le 6 Juillet
2000 (date de sortie de son dernier film Les Glaneurs et
la Glaneuse, à ce jour à plus de 120 000 entrées) tout
à chacun éprouve devant les films d'Agnès Varda une joie de
l'esprit où le fragment ; le court permet à l'artiste de déployer
un champ du possible. Efficacité impérieuse du court moment,
ses films semblent comme innervés de tension, au rythme syncopé
du regard qui traque, pointe, perce.
Ce qui frappe aux yeux pour celui qui découvre ses courts-métrages
est l'immédiate plénitude de son propos, car elle utilise
tous les possibles formels que la représentation sollicite
: la photographie, la peinture, le plan. Ainsi pour son film
L'opéra Mouffe, réalisé en 1958 alors qu'elle était enceinte
de son premier enfant, Varda pousse les limites narratives
et figuratives jusqu'à l'abstraction ; ou la décapitation
de la citrouille transperce le regard buñuelement.
Réalisé dans le quartier Mouffetard à Paris, les visages frappés
de rides, creusés de sillons que l'on ne sait plus voir à
notre époque lissée, le récit en noir charbon et blanc laiteux
s'articule autour d'une obsession : la mort. Du corps amoureux
où l'amant est vite remplacé, des courges transpercées où
les graines sont mises à nu, de toutes ses vieilles figures
de l'humanité un matin de marché. Bacon mais aussi Rembrandt
nous traversent l'oeil à ces visions puissantes de délabrement.