Le " cinéma du chaos " des années
70 semble enfin digéré par les cinéastes
américains. Deux films présentés au Bifff
amorcent ainsi un renouveau que l’on espère fructueux
à propos des contradictions apocalyptiques soulevées
par les films décrivant " l’horreur intérieure ":
Frailty de Bill Paxton et Dagon de Stuart Gordon ;
Session 9 de Brad Anderson se contentant de réchauffer
les restes.
Dagon de Stuart
Gordon, 2001
Que Stuart Gordon, promoteur de la dérive du cinéma
d’horreur vers la comédie avec Re-Animator, signe
Dagon ne manque pas d’étonner ; ses précédents
films inspirés de Lovecraft (Re- Animator donc,
From Beyond), s’il cernait bien le grotesque propre à
cet auteur, laissaient de côté l’importance mythique
de ses fables puritaines. Oubliez Ghosts of Mars, et
voyez Dagon, c’est là que ça se passe.
Produit par la " Fantastic Factory ", une
compagnie mi-américaine-mi-espagnole dirigée par
Brian Yuzna (producteur de Re-Animator, justement) et
Julio Fernandez, Dagon est une adaptation du Cauchemar
d’Insmouth, de H.P.Lovecraft. La nouvelle de Lovecraft irrigue
tout un pan du cinéma fantastique américain en
lui offrant sa situation (le voyage vers les ténèbres),
sa forme (ultra-linéaire) et sa problématique
(puritaine) : où est l’identité américaine,
dans la barbarie ou la culture? La " réponse "
que constitue cette adaptation est simple : elle est dans
la barbarie, mais ce n’est finalement pas plus grave que ça.
En transplantant l’action en Espagne, le film de Gordon abandonne
d’emblée le mythe de la Frontière (que les films
" du chaos " maintenaient, comme un point
de non-retour) pour placer ses personnages aux origines :
une Europe antédiluvienne, où trop de culture
amène un retour à l’animalité : ici
donc, la mutation des hommes en poissons sous l’égide
du dieu Dagon. L’Américain en vacance est confronté
cependant à ce que le cinéma de Carpenter (Fog
bien sûr, L’Antre de la Folie) ou de Wes Craven
(La colline a des yeux) a pu montrer de l’envers de l’Amérique ;
un monde qui " prend l’eau ", au bord d’un
cataclysme. Cependant le village est véritablement en
sursis, puisque le milieu vital des adorateurs de Dagon n’est
pas la terre, mais l’eau, auquel il retourne. Et le " cataclysme "
annoncé et sans cesse retardé a lieu ici. Son
" après ", apaisé et sensuel,
reste ambigu, mais il est la promesse d’autre chose.
Frailty
de Bill Paxton, 2001
Dans les années 70, un père de famille veuf
(Bill Paxton) est visité par Dieu ; il entreprend
alors " d’exterminer " les démons
qui habitent cette terre sous une forme humaine. Ces deux
jeunes fils, Adam et Fenton, l’assisteront, contraints et
forcés dans cette tâche. Vingt ans plus tard
(le film est en gros un long flash-back), Fenton (Matthew
Mc Conhaughey) dénonce son frère Adam à
l’agent du FBI (Powers Boothe) chargé de l’enquête
sur " la main de dieu ", mystérieux
serial-killer qui n’est autre, selon Fenton, que son frère
Adam : il a pris la succession de son père dans
sa mission " divine ". Mais Fenton est
lui aussi un tueur…
Quelle est la bonne image, l’image juste qui permet d’agir?
La réponse, c’est qu’il n’y en a pas : la puissance
de conviction du père est, bien entendu, fausse,
l’apparition divine, un mensonge, ou au mieux une hallucination,
comme dans La nuit du chasseur, dont la lumière
onirique de Frailty s’inspire. C’est l’enfant qui
se méfie de son père qui a raison. Celui-là,
on ne le verra plus parvenu à l’âge adulte ;
il est lui aussi devenu un tueur, mais sans les auto-justifications
symboliques (dieu, la bannière étoilée…)
qui ne sont, elles aussi, que des images de ses proches
parents. Juste un tueur, dont les actes ne se motivent
que par les souffrances que le père lui a fait subir.
En retournant aux origines de l’Horreur Intérieure,
les années 70, Frailty déploie le mensonge
de la croyance américaine et se conclut sur une image
terrifiante, signe que les symboles ont gagné sur
le réel. Frailty, premier film de l’acteur
Bill Paxton, a déjà une réputation
de film ultra-réactionnaire. C’est donc que Paxton,
qui est, rappelons-le encore une fois, un acteur - donc
au fait du pouvoir de mensonges des masques et des mots
- est parvenu à ses fins : construire son film
comme l'aporie d’une mélancolie profonde.