PRESENTATION DU PROGRAMME
"Des fragments de paradis sur
terre", c’est en ces
termes que Jonas Mekas qualifie les films qui sont programmés
dans ce cycle. Classiques du cinéma d’avant-garde,
ces œuvres n’en sont pas moins rares et chacune de leur
projection est une fête pour l’esprit.
La programmation a été conçue par P.
Adams Sitney, témoin privilégié, observateur
scrupuleux et théoricien d’excellence de ce cinéma,
pour couronner la sortie en français de son livre
"Le Cinéma visionnaire : l’avant-garde américaine
(1943-2000)". Les aléas de la programmation,
qui ne prétend pas à l’exhaustivité
(il faudrait plusieurs dizaines de programmes pour cela),
font que certains cinéastes majeurs (Bruce Conner,
Hollis Frampton, Len Lye, Andrew Noren, Warren Sonbert,
Andy Warhol ou James Whitney, pour n’en citer que quelques-uns)
n’y sont pas représentés alors même
que leur œuvre fait l’objet, comme celles des cinéastes
programmés, d’une analyse minutieuse dans le livre
de P. Adams Sitney.
"Le Cinéma visionnaire" lève le
voile non seulement sur l’un des plus extraordinaires mouvements
de l’histoire de l’art aux États-Unis mais également
sur un pan entier du cinéma – le cinéma d’avant-garde
et expérimental – dont on commence aujourd’hui à
entrevoir les prodigieux accomplissements, aux quatre coins
du monde. Il est à parier que, dans les siècles
futurs, ce sont ces films que les historiens retiendront
parmi les œuvres majeures de leur temps, celles qui expriment
le mieux, avec le plus d’intensité et de ferveur,
le pouvoir de l’imagination.
Pour faire l’analyse critique de ces films, P. Adams Sitney
a suivi un fil conducteur, celui du romantisme tel qu’il
a été défini par Harold Bloom, s’attachant
à en repérer l’héritage dans les multiples
formes qu’il a empruntées selon les époques,
les cinéastes et les genres. Du film de transe (Maya
Deren, Sidney Peterson, James Broughton, Kenneth Anger)
– "quête érotique […] d’un rêveur
ou d’un personnage fou ou visionnaire" – à la
satire ménipéenne – genre favori des "postmodernes"
(Yvonne Rainer, James Benning, Su Friedrich, Abigail Child)
dans lequel les idées sont soumises à la dérision
et à la parodie dans une accumulation de styles et
de perspectives, c’est toute une terminologie que l’auteur
a dû inventer pour retracer l’histoire de ce demi-siècle
de films : cinéma lyrique, graphique, mythopoétique,
structurel, d’intervention, etc. Ne nous y trompons pas,
ces classifications n’entraînent aucun réductionnisme,
un cinéaste pouvant passer d’une définition
à l’autre, mais permettent à l’inverse de
donner une vue d’ensemble de la production américaine
à la fois en analysant les positions théoriques
des cinéastes et en les rattachant à celles
des autres courants artistiques (poètes post-romantiques,
peinture expressionniste abstraite, etc.).
P. Adams Sitney montre aussi comment "les cinéastes
américains ont réinterprété
les réalisations des cinéastes d’avant-garde
européens des années vingt" (Un chien
andalou de Dalí et Buñuel comme Le Sang d’un
poète de Cocteau ou Anémic cinéma de
Duchamp, entre autres) établissant ainsi une généalogie
des formes qui dépasse le cadre strictement chronologique
et géographique du sujet abordé. Les filiations
sont aussi étudiées au sein même du
cinéma d’avant-garde américain, l’œuvre de
Ron Rice renvoyant à celle de Sidney Peterson ou
bien celles de Su Friedrich, Leslie Thornton et Abigail
Child trouvant en Yvonne Rainer leur mentor. Mais surtout
"Le Cinéma visionnaire" éclaire
chaque œuvre dans sa singularité et son irréductibilité
: la dimension onirique de Maya Deren ou Su Friedrich ;
la dérision caustique de Sidney Peterson ; la comédie
nostalgique de James Broughton ; l’érotisme sulfureux
de Kenneth Anger, de Jack Smith ou Ron Rice et celui plus
froid et cérébral de Gregory Markopoulos ;
la flamboyance de Stan Brakhage, Paul Sharits ou Nathaniel
Dorsky ; l’ésotérisme de Harry Smith ; l’extase
optique de Michael Snow ou Ernie Gehr, la perfection de
Peter Kubelka ou Robert Beavers ; l’autobiographie de Jonas
Mekas, Peter Hutton ou Yvonne Rainer ; l’humour de Robert
Breer ou George Landow ou bien encore le désespoir
apocalyptique de Christopher McLaine et la parodie politique
d’Abigail Child.
Jalons essentiels de l’histoire du cinéma, ces films
fascinants donnent la mesure de l’extraordinaire renouvellement
des formes et des questionnements à l’œuvre au sein
du mouvement d’avant-garde américain. À l’aube
du XXIe siècle, le rituel du cinéma y est
restitué dans toute sa splendeur et dans toute sa
force, dont il faut conserver non seulement la trace mais
surtout l’expérience.
Christian Lebrat (Commissaire de la rétrospective
)