ETRE ET AVOIR
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La salle est comble : c’est
le premier indice de cette soirée qui s’annonce sous
le signe d’une belle réussite. Nous sommes le jeudi
5 septembre 2002, en plein période de rentrée
scolaire. Ce soir, l’instituteur du film entre dans une nouvelle
période de son existence, la retraite. L’aventure du
documentaire entérine avec brio sa carrière
pédagogique, et la vie continue. De lui, nous ne saurons
presque rien, hormis l’importance de sa présence auprès
des enfants qui auront vécu la même histoire
filmée, sans compter tous les autres qu’il a guidés
à travers ses années d’enseignement.
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A l’heure du sensationnalisme
où tant d’autres mots en -isme règnent sur notre
chère société du spectacle, un ultime
terme vient à la fois déjouer des règles
bonnes à être refaites et célébrer
l’existence : séisme. A la suite de quoi ?
D’un documentaire, tout simplement. Pas même une Palme
d’or, juste du quotidien, sous l’œil vigilant et honnête
de Nicolas Philibert. La vie a besoin d’auxiliaires, reste
à savoir lequel choisir en priorité. Evidemment
il s’agit d’être. Et d’avoir…confiance. En l’avenir,
face à notre propre liberté, à nos responsabilités.
Ce sont des enfants que nous voyons évoluer ici, petits
ou grands, en passe de devenir plus grands encore, jusqu’au
point d’être adultes. Ce sont eux, c’étaient
nous.
Notre mémoire est prise à parti, emportée
même, par ces premières images montrant la nature
française. Nous sommes en terrain rural, à la
campagne, loin des villes et des cités, loin d’un certain
pan de notre réalité. Nous sommes pourtant à
la même époque, et nos yeux se réveillent
lentement, au fil des images. Ici le temps ne se presse pas,
il s’incarne en tortue, comme dans la fable. Et il gagne.
A être mieux connu, apprivoisé, apprécié.
Pas de concurrence déloyale en cette école où
l’action prend place, peu d’irrespect non plus. L’instituteur
est là pour irradier sa bonhomie et son bon sens rigoureux.
Il y a juste un fondamental apprentissage de la vie, empli
de bienveillance. Et qu’est-ce que ça fait du bien.
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Voici donc l’une des
classes uniques réparties sur le territoire de l’Education
nationale, voici l’enfance, et le futur incarné dans
leur vision du monde. Mais d’où voient-ils le monde,
ces enfants ? Du haut d’un tracteur pour Julien, onze
ans. Magistral, il conduit avec adresse, dextérité.
On se prend à espérer qu’il conduise sa vie
ainsi, avec droiture et maîtrise. Une autre voit ce
qu’elle peut, cachée derrière les verres de
ses lunettes, presque recluse dans sa timidité. Dans
cette jeune communauté, les faiblesses et les forces
se côtoient sans trop s’effaroucher. Un équilibre
s’instaure, une équité, et tous ces visages
finissent par former une sacrée équipée.
On s’attache à eux en une heure et quarante-quatre
minutes, alors imaginez la séparation en temps réel,
après une année scolaire…
Si " Etre et avoir " est un film de libertés
à venir, c’est aussi une œuvre de solitudes. En figure
hiératique et voilée de discrétion, l’enseignant
vit par et pour ses élèves. Peut-être
n’y a-t-il rien d’autre à savoir, sinon cette unique
passion pour son travail, cet amour singulier offert chaque
jour d’école. Son " rôle "
en ressort d’autant plus dans ce film qui n’est pas une fiction.
Car il le joue naturellement, en redonnant au mot humanisme
ses lettres de noblesse. Encore un mot en –isme, mais celui-là
vaut bien la peine d’être cité et protégé.
Nous transportons tous au fond de notre poche la solitude
de notre enfance, et, selon les chemins, nous la magnifions
ou la négligeons. La négliger, c’est se laisser
harceler par elle jusqu’au point de non-retour. La magnifier,
c’est la prendre en considération pour mieux vivre
avec et lui trouver une place entre nous et les autres. C’est
ce que ce film donne à penser, à rire, à
pleurer : une réflexion émouvante. Pour
continuer à grandir, de génération en
génération, sans que le mot fin nous
fasse cauchemarder dans son plus flagrant réalisme.
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