Le paysage cinématographique
des années 80 et 90 peut se résumer en deux
mots : mort et renaissance. C’est d’abord la mort d’un
système de production, celui des grands studios des
majors, qui avaient fait l’âge d’or du cinéma
japonais dans les années cinquante et soixante en révélant
au monde entier l’art de Mizoguchi, de Kurosawa et d’Ozu.
C’est ensuite celui d’une renaissance, ou plutôt une
" réorganisation " de l’industrie
du cinéma par des producteurs et des réalisateurs
indépendants après le grand vide créé
par la faillite des majors. En effet, " Renaissance "
est un mot chargé d’une connotation nostalgique qui
laisse penser qu’un nouvel âge d’or pourrait bientôt
renaître au Japon. Si on a pu parler d’un " art "
Mizoguchi et d’un " art " Kurosawa (Akira),
il est plus juste de parler de " style "
Kitano et de " style " Kurosawa (Kiyoshi)
pour citer les deux cinéastes japonais les plus marquants
des années 90. Car la nouvelle donne économique
a profondément changé la manière même
de faire du cinéma au Japon : les studios (Toei,
Tôhô, Shôchiku) qui ont survécu à
la faillite et à l’influence de la télévision
n’engagent plus d’apprentis-réalisateurs. La génération
d’Ozu, Mizoguchi, Kurosawa, et même encore celle d’Oshima,
Imamura et Kenji Misumi avaient eu l’énorme avantage
d’apprendre la pratique du cinéma avec des réalisateurs
de renom et ils leur suffisaient d’une dizaine d’années
en tant qu’assistant-réalisateur pour qu’il leur soit
offert, automatiquement, la possibilité de devenir
metteur en scène. D’autre part, l’économie de
moyens qui caractérise le système actuel ne
permet plus la réalisation de superproductions historiques
- les " jidaigeki " qui constitue pourtant
plus de la moitié du répertoire, ce qui est
une des grandes particularités du cinéma japonais
- à la manière des " 7 samourais "
ou des " Contes de la lune vague ". Kurosawa
en 1980 persiste et signe dans son art de la grande fresque
épique avec " Kagemusha ". Mais
Kagemusha est produit par Hollywood. De même, " Furyo ",
autre film à grand budget d’Oshima est produit par
un Français. Trahis par les majors de leur propre pays,
Oshima et Kurosawa sont même affublés en Occident
du titre " d’Empereur sans empire ".
Ainsi, le courant intimiste qui domine actuellement la production
du cinéma d’auteur, caractérisé par un
style dépouillé et qui traite essentiellement
de la famille, du couple ou de l’adolescence - Shinji Sômai
" Bienvenue à Tôkyô ! 1990",
Makoto Shinozaki " Okaeri " / 1995, Kichitarô
Negishi " conjugalité " / 1997),
Koreeda Hirokazu (" After Life " / 1999)
ne doit pas être attribué seulement aux préoccupations
nouvelles des jeunes cinéastes dans une société
japonaise en pleine mutation. Il est aussi le résultat
d’une fatalité économique. Il est incontestable
que le manque de moyens, les équipes réduites
à leur plus simple expression (les cinéastes
indépendants sont en même temps producteurs et
scénaristes) japonais freine les ambitions de beaucoup
qui subviennent à leurs besoins par la pub et le documentaire
télévisé. Pourtant nombre de jeunes réalisateurs
japonais rêvent toujours de produire un jour leur " Musashi "
à la manière d’Uchida ou d’Inagaki, deux grands
auteurs de l’âge d’or des studios. Le cinéma
japonais d’aujourd’hui est bel et bien amputé d’une
de ses composantes essentielles, le Jidaigeki, véritable
assise culturelle et identitaire.
L’industrie cinématographique japonaise des années
80 est donc l’histoire d’un désastre au niveau de la
production : les majors qui avaient fait l’âge
d’or du cinéma japonais (Kurosawa à la Tôhô,
Mizoguchi à la Daei, Ozu à la Shôchiku)
ne sont plus capables de produire ni de former des réalisateurs.
Les trois sociétés rescapées de la crise
(Tôei, Shôchiku, Tôhô) ne produisent
plus que 24 films en 1986. Le reste de la production, soit
80%, autre symbole de la crise, est fait de films érotiques
appelés " pink movie " ou " roman-porno ".
Il faut remonter jusqu’aux années de la guerre pour
retrouver pareil désastre. En moins de 25 ans, l’influence
de la télévision et la chute vertigineuse de
la fréquentation ont tué le système des
studios. Les majors produisaient 520 films en 1961 et presque
autant en 1940 à la veille de Pearl Harbour. Par deux
fois dans son histoire, le Japon a été la deuxième
puissance cinématographique après celle d’Hollywood.
En 1980, la production est devenue quasiment nulle. C’est
une crise d’une ampleur sans précédent que même
les pays occidentaux n’ont pas connue. Le cinéma japonais
semble mort, la nouvelle génération n’est pas
au rendez-vous. Les Palmes d’Or remportées à
Cannes par " Kagemusha " (1980) et la
" Ballade de Narayama " (1983) - un film
qui révèle un réalisateur de la Nouvelle
Vague, Imamura – montrent qu’en 1980, c’est l’ancienne génération,
celle qui a fait l’âge d’or des années 50–60
Kurosawa, ou les maîtres de la Nouvelle Vague japonaise
Oshima et Imamura qui sont les ambassadeurs du cinéma
japonais dans les festivals mondiaux.
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