Un autre point commun aux œuvres
exposées à la FIAC a trait à l’un des grands thèmes de l’art
contemporain depuis deux ans : l’esthétique - non pas
du chaos - mais de la catastrophe. Philippe Meste s’intéresse
aux explosions nucléaires et choisit d’en décomposer les
moindres moments : déformations du sol, souffle dévastateur,
champignons colorés, apparaissent au ralenti sous fond de
bruits d’explosions, comme autant de spectacles offerts
à des témoins contemplatifs. On songe, en découvrant ces
images, aux explosions à répétition de Zabriskie Point
d’Antonioni, tant le regard de Meste, à l’instar de
celui d’Antonioni, semble à la fois attiré et comblé par
ces formes de destruction sourdes et belles. Cette fascination
se retrouve également dans le Crossroads (1976, présenté
à la fondation Cartier dans le cadre de l’exposition « ce
qui arrive ») de Bruce Conner, lequel, en plein cœur
de la guerre froide, fantasmait déjà le désastre (comme
Kubrick à travers son Docteur Folamour). Plus loin,
Sven Pahlsson met en scène, en simulant l’image d’une caméra
de vidéosurveillance, des accidents répétés de voitures
sur l’autoroute. La vidéo tient tout à la fois du reportage
et du jeu vidéo. Les accidents se succèdent sans heurts,
s’accumulent de manière anodine, pour le seul plaisir de
nos yeux qui observent les voitures s’encastrer dans un
silence tout religieux. La destruction devient ludique,
esthétique, comme si cet artiste (et bien d’autres avant
lui au premier rang desquels K.Stockausen), reconnaissaient
ouvertement la dimension artistique de la catastrophe. Ce
qui se joue dans la confrontation du réel (les explosions
nucléaires sont bel et bien réelles, Pahlsson jouant également
sur un effet de réel) et de l’art (de fiction), c’est précisément
l’affirmation nouvelle et inédite d’un art qui prétend,
de manière indirecte, involontaire, et rétroactive, ne faire
plus qu’un avec le réel. L’art contemporain, en explorant
les conditions d’une esthétique de la catastrophe, élargie
du même coup et de manière déterminante, son champ d’action.
En investissant le réel, l’art se
confronte à deux disciplines - la science et la politique
- à l’égard desquels il nourrit des rapports tantôt complaisants,
tantôt antagonistes. Complaisant, cet art l’est avec la
science. Loin de prendre, comme le fait la science, la fiction
(ce monde parallèle dont parlait Descartes) comme outil
pour explorer le monde, il s’attache à fixer ce lieu intermédiaire
où la fiction scientifique s’empare du réel et y engendre
le désastre. Ce point de contact entre science et réel fait
l’objet d’un traitement dénué de tout jugement, comme si
la science intéressait l’art non pas par le progrès qu’elle
permet, mais par le chaos qu’elle engendre, mieux annonce.
On ne saurait comprendre l’art du désastre sans s’intéresser
d’une part aux prétentions de la science dans le champ du
réel, d’autre part aux sentiments ambigus que nourrissent
les artistes à l’égard de celle-ci. Car le propos de ces
artistes n’est pas de célébrer la science comme vecteur
de progrès, ni même de la dénoncer lorsqu’elle entrave ce
progrès. C’est précisément là que l’art contemporain interfère
avec les intérêts de la polis (et par là du politique).
Il n’est par exemple aucunement question pour lui d’un quelconque
principe de précaution, mais bien au contraire d’un principe
de célébration de cette part noire de la science, qui dépasse
l’homme tout en procédant de lui. L’art contemporain, en
ce sens, est celui qui a tiré le plus loin les conséquences
de l’échec des philosophies du progrès, montrant la catastrophe
non seulement comme le lieu de l’interruption d’un sens
(entendu comme « signification » et comme « direction »),
mais surtout comme le moment où la jouissance - précisément
parce que le sens est absent - est à son comble. La catastrophe
consacrée comme œuvre n’est que le miroir indirect d’un
homme désormais étranger au réel.
Olga Kisseleva – (Other) points of view,
2003
Tania Mouraud - Sightseeing, 2001
Mark Lewis, Algonquin Park, Early March,
2002
Sven Pahlsson, Crach course, 2000
Philippe Meste, Sans titre, 2003
Bruce Conner, Crossroads, 1976