LA PAILLETTE ET LE SABOT
En terme de programmation, la structure
du cinérural obéit aux lois du marché et
se calque sur les pratiques des cinémas provinciaux classiques.
Qu'elle soit due à une demande moins intellectuelle du
public rural ou à la nécessité de survivre,
c'est donc une politique de la valeur sûre qui régit
la programmation. Le délai assez court (environ un mois)
qui demeure entre la sortie réelle et l'arrivée
différée permet au cinérural de profiter
à la fois de l'effet encore actif des campagnes promotionnelles,
et de la saturation médiatique qu'engendrent les gros
succès. La combinaison promotion-carrière-réputation,
qui est par ailleurs l'ossature de nombres de succès
préprogrammés, constitue l'essence de cette programmation
typiquement provinciale.
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La conséquence logique
en est l'exclusion des films peu connus, comme celle des films
moins accessibles. Depuis deux ans d'existence, les seuls
et uniques films forts d'un succès critique ayant été
programmés sont Titanic, Saving Private Ryan, La
Vie est belle et Truman Show. Mais là encore,
ils n'entrent pas dans la catégorie des films à
risques: la réputation de Spielberg comme les frasques
cannoises de Benigni en font des productions rentables à
coup sûr. Le reste n'est que pur divertissement, en
majorité comédie, action et animation, gros
budgets et acteurs célèbres. Rien que du consensuel,
en somme.
Mais au sein même des valeurs sûres, des succès
se détachent, à l'image des salles traditionnelles.
Il s'agit en général des films dont la promotion
utilise les médias les plus présents en milieu
rural, c'est à dire uniquement les productions en mesure
de s'offrir une stratégie de saturation télévisuelle:
Les Visiteurs 2, Mulan , 1001 pattes, Le Dîner de
cons ont fait salle comble, tout comme Titanic, qui
le doit plus à un phénomène de carrière
qu'à un marketing bien mené. Si la survie du
cinérural exige une programmation sans risque, c'est
alors au détriment de toute visée artistique.
La séance pour enfant ne sert pas ici à compenser
les pertes occasionnées par la programmation d'un autre
cinéma, comme c'est le cas dans certaines salles.
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L'affichage utilisé
réaffirme la non-appartenance du cinérural
au milieu du cinéma. Seuls les tableaux municipaux
arborent chaque fois une affichette originale des films
projetés. En revanche, le parc d'affiches utilisé
pour la promotion se désintéresse plus ou
moins de l'objet cinéma: pas de noms d'acteurs, encore
moins de réalisateurs, seuls les titres sont indiqués,
mais en caractères mineurs à ceux des horaires,
tarifs, et lieux de projection, qui pourtant ne changent
jamais...
Cet affichage récurrent orne les vitrines des commerçants
et les grands axes de communication (rue principale et centre
ville). Si la maquette utilisée trahit le public
auquel elle s'adresse, elle indique aussi avec insistance
qui s'y adresse. L'en-tête de chaque affiche (dominant
en caractère gras le reste du plan) rappelle constamment
que " la ville de Donnemarie-Dontilly présente...
". On entrevoit alors que si la visée artistique
n'est encore pas la raison d'être du cinérural,
il prend en fait sa source en dehors de l'objet cinéma,
en dehors des trois axes qui le constituent: dans une volonté
politique de dynamiser un secteur assoupi. Nombril mal cicatrisé,
la mention omniprésente de la municipalité
trahit le virtuel cordon ombilical qui relie encore le cinérural
à sa génitrice. La structure n'est pas née
dans un carcan propre à son objet. Le cinéma
n'est pas présent ici en tant qu'entité culturelle
autonome (il n'y a d'ailleurs aucun spécialiste,
même très lointain, au sein de la structure)
mais est perçu comme simple moyen de... Ni l'axe
technique (rudimentaire), ni l'axe économique (rentabilité
limitée), ni l'axe artistique (programmation consensuelle)
ne sous-tendent l'entreprise. En revanche, c'est dans une
optique politico-dynamique qu'il faut considérer
le cinérural. Si elle répond à une
demande du public, qui ne possède pas de salle classique
à moins de 18 Km, la structure demeure avant tout
une volonté opportuniste des élus locaux...
Alliant modernité, culture et séduction, le
cinéma semble le média le plus à même
de donner vie au secteur, et d'entretenir un processus de
satisfaction mutuelle. En cinéma comme en politique,
l'image s'avère prépondérante: le premier
est ici une vitrine de la seconde. Si tu ne vas pas au cinéma,
le cinéma viendra à toi. Vêtu de la
trompeuse toilette princière qui fait de lui le sinistre
réceptacle d'une cynique médiocrité.
Dictature de la paillette au secours de la sclérose
du sabot. Le cinéma y gagne en être, mais y
brûle toute son essence. Nous sommes bien loin, finalement,
du cinéma des premiers temps.
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