DAVID
ON THE ROAD AGAIN La Genèse de Mulholland
Drive
Par
Roland KERMAREC
" Mulholland Drive est
une route inchangée depuis de nombreuses années.
Elle court sur les crêtes des collines de Santa Monica,
séparant Hollywood et Santa Monica de ce qu'on appelle
la Vallée. Elle ressemble à une route de montagne,
et elle traverse parfois des zones résidentielles vraiment
étranges, tour à tour riches et pauvres. Une
grande partie de cette zone est encore sauvage, on y trouve
encore des coyotes, vous savez, comme des chiens sauvages.
Il y a beaucoup de mystères et beaucoup d'histoires
(1)
qui circulent sur Mulholland Drive. Il n'existe pas d'autres
routes comme celle-ci à Los Angeles. Quand vous roulez
sur Mulholland Drive (2),
vous vous sentez au sommet du monde. C'est comme une arête
qui partage la cité en deux. A gauche, en allant vers
l'ouest, vous dégringolez sur Hollywood, Beverly Hills
et Bel Air, jusqu'à Pacific Palisades, avec, derrière
vous, les gratte-ciel de Downtown. A droite, vous tombez dans
la vallée de San Fernando, avec sa réalité
bien à elle (3).
C'est une route qui est comme figée dans le passé.
En grande partie, en tous les cas. Beaucoup d'endroits permettent
d'admirer la vallée ou Hollywood en contrebas. Il y
fait très sombre, la nuit, et c'est très sinueux.
Cette route donne le sentiment d'être imaginaire.(4) "
Une route imaginaire plongée dans les ténèbres,
aux virages prononcés, truffée de bifurcations
diverses et de lacets en épingle à cheveux,
où les stops inattendus et les demi-tours viennent
ralentir et perturber le périple : plus encore que
la célèbre highway qui serpente sur les
hauteurs d'Hollywood et traverse Los Angeles de part en part,
cette feuille de route s'applique à plus d'un
titre à la genèse complexe et torturée
du neuvième long métrage éponyme de David
Lynch, Mulholland Drive, dont circonvolutions diverses,
virages à 180 ° et chausse-trapes imprévisibles
jalonnent le trajet depuis son point de départ jusqu'à
sa réalisation finale.
Lorsque je suis moi-même arrivé
sur les collines d'Hollywood en novembre 1995, le nom Mulholland
Drive m'était déjà familier depuis
quelque temps. Non que je fusse particulièrement accoutumé
à la géographie urbaine et routière de
Los Angeles, que je ne découvris véritablement
que sur place au fil de mes pérégrinations.
En fait, avant même de désigner une célèbre
avenue de Los Angeles, ce nom fut d'abord associé pour
moi à un projet de long métrage de David Lynch,
apparu après Twin Peaks : Fire, Walk With Me,
au milieu d'une pléthore d'autres scénarios
présentés en rafale à feue la compagnie
Ciby 2000 (5).
On ne savait alors que fort peu de choses de ce nouveau projet,
la chape de plomb médiatique que David a coutume de
dresser sur chacun de ses films n'ayant pour une fois pas
laissé filtrer le moindre entrefilet dans la presse.
Tout juste apprit-on que David s'était
laissé envoûter par le pouvoir évocateur
de l'alliance de ces deux mots, Mulholland Drive,
dont le charme des sonorités ouvrait la porte à
son imagination la plus débridée, à
l'instar de Lost Highway, mots mentionnés
par Barry Gifford dans son roman Night People(6)
et sur lesquels il était tombé en arrêt.
David avait à l'époque posé une option
sur les droits du roman avant de dévier totalement
de cette trajectoire initiale pour aboutir au scénario
que l'on sait. Dans les entretiens qu'il accorda suite à
la réalisation de ce scénario coécrit
par Barry Gifford, David abreuva jusqu'à plus soif
les journalistes au sujet de l'origine première de
ce script, liée à la magie suggestive et inspiratrice
du mariage heureux et mystérieux de ces deux termes.
Quelque cinq ans après la sortie de Lost Highway,
si nous ignorons encore la teneur véritable et le
stade de développement exact de ce projet engendré
à l'aube des années 90, ainsi que son éventuelle
parenté avec le long métrage qui nous occupe
aujourd'hui, force est cependant de constater que, fidèle
à son habitude de recycler tout son soûl la
moindre de ses réparties durant un entretien, David
a remis en service ad nauseam son auto-citation concernant
cette union à la fois sémantique et musicale
présente dans le titre de son nouvel opus. Il faut
d'ailleurs noter que, contrairement à Lost Highway,
au cours duquel le titre n'était pas mentionné
une seule fois par l'un des protagonistes, David ne s'est
pas contenté cette fois de faire apparaître
uniquement durant des interviews la séduction qu'exerce
sur lui la fusion des deux termes Mulholland Drive :
les deux personnages féminins principaux du film
évoquent à plusieurs reprises le nom de cette
fameuse route hollywoodienne, en détachant distinctement
la moindre de ses syllabes, comme si elles illustraient
ainsi la délectation incommensurable que peut éprouver
leur créateur à savourer encore et encore
la simple prononciation de ce titre ensorcelant.