NOIRE EST LA BEAUTE
On pourrait croire qu'il suffit d'une bonne idée pour faire
une bonne affiche. Qu'il suffit d'inverser les lois de la
gravité et de mettre les personnages à l'envers, comme c'est
le cas pour celle de Mystic River, pour attirer l'œil du passant.
C'est en partie vrai. Il est clair que si l'affiche du dernier
film de Clint Eastwood se distingue des milliers d'images
que nous croisons chaque jour sans vraiment les voir, c'est
en très grande partie par la position incongrue des silhouettes
représentées. Le sens habituel de lecture est brouillé. Le
balayage vertical que l'on réalise d'ordinaire de manière
intuitive selon un trajet allant du haut vers le bas est rendu
impossible par la mise par-dessus tête des protagonistes.
Du fait de cette originalité graphique, l'attention du spectateur
est immédiatement captée. Le phénomène est extrêmement court,
pas plus de deux ou trois secondes, mais ce minuscule intervalle
permet au cerveau d'écarter les pensées en cours et de se
concentrer uniquement sur l'affiche. D'emblée, par la grâce
d'une idée qui semble nouvelle voire presque révolutionnaire,
cette dernière remplit donc son premier objectif et peut-être
le plus dur en ces temps de boulimie audiovisuelle : susciter
l'intérêt du passant.
Seulement, l'affiche de cinéma ne peut pas se contenter de
ne séduire qu'un instant. Il faut qu'elle pousse l'observateur
à se rendre dans une salle de cinéma alors qu'il n'en avait
pas forcément envie une minute plus tôt. Et là, la bonne idée
de départ ne suffit plus. Il ne s'agit plus de trouver des
artifices pour arrêter le regard sur l'affiche, il s'agit
de faire durer ce visionnage, de faire passer un message,
par toute une série de codes, qui puisse pousser quelqu'un
à débourser un minimum de six euros pour deux heures passées
assis dans un fauteuil. Pour parvenir à cette fin que peu
de créateurs atteignent, il faut soigner les détails. Et les
détails, c'est là la grande force de l'affiche de Mystic
River. Collant au style ample et classieux de Clint Eastwood,
la police choisie pour la composition des lettres est d'une
très grande sobriété. Les mots du titre ou les noms des acteurs
sont écrits avec des lettres en bâtons classiques sans fioritures,
avec pour tout effet de style un joli dégradé qui fait lentement
sombrer les mots dans l'obscurité. En outre, les lettres sont
très petites par rapport à la moyenne et le titre occupe au
final une superficie très réduite. Mais par contraste du blanc,
couleur choisie pour les lettres qui le composent, sur le
noir du fond, il ressort, bien plus que s'il s'étendait sur
toute la surface de l'affiche. Le tassement des deux mots
- ils ne sont séparés l'un de l'autre que par un minuscule
espacement - renforce cet aspect de bloc déjà suscité par
l'écriture en bâtons. L'impression de stabilité, de "force
tranquille", comme dirait Jacques Séguéla, qui se dégage
de l'affiche tient beaucoup à ce titre présenté de manière
extrêmement simple - n'importe qui peut le faire sur un logiciel
de mise en page -, mais parfaitement pensée.
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