Entretien
réalisé à Paris
le 2 septembre 2002
Par Bernard PAYEN
Alain Raoust est l’auteur
de deux fulgurances cinématographiques habillées
de grâce. Deux portraits de femmes en exil d’elles-mêmes,
attachées à un décor, une contrée,
un pays, deux innocences meurtries, deux solitudes enfantines
et muettes perdues dans le monde. La vie sauve, moyen
métrage sorti en 1997 relatait les moments de doute
de Senka, jeune femme brune de 27 ans en exil à Paris,
échappée de la guerre des Balkans, hésitant
à rentrer dans son pays natal. La cage, premier
long métrage officiel d’Alain Raoust (le véritable
étant Attendre le navire, tourné en 1992
avec Pierre Clémenti et Benoît Régent)
dépeint la mélancolie d’une autre jeune femme,
qui cherche à retrouver une place dans le monde. A
se libérer d’un passé oppressant, à retrouver
son innocence.
D’autres courts métrages,
où la narration s’absentait le plus souvent, ont nourri
aussi la vie cinématographique d’Alain Raoust, garçon
trentenaire venu des cimes alpestres de Haute-Provence, nourri
au lait argentique de Philippe Garrel. Ces courts sont plutôt
invisibles aujourd’hui. Qu’à cela ne tienne, contemplons
ces deux heures trente de cinéma brut, contemplatif
et lyrique, à la violence pudique, que constitue la
durée cumulée de ces deux œuvres intimes, (co)produites
par Anne Ruscio, aussi admirablement discrète que courageuse.
ENTRETIEN
AVEC UN ENFANT DE CINEMA
Objectif
Cinéma : Attendre
le navireétait
votre premier long métrage…
Alain Raoust : Un moyen-métrage
d'une heure quinze ! (rires) Il existe une ambiguïté,
une histoire particulière sur ce film... La vie
sauve et La cage sont des films de facture plus
classique. Ils sont plus narratifs, représentatifs
et industriels. Attendre le navire l’était beaucoup
moins, il a été réalisé dans le
cadre d’un collectif de production qui s'appelait ANEMIC -
en rapport avec le film de Marcel Duchamp Anémic Cinéma
- et qui avait pour vocation de produire des " films
sauvages " ( c’est à dire en dehors de la
réglementation CNC).
Objectif Cinéma :
Tous vos premiers courts-métrages
étaient non-narratifs…
Alain Raoust : A partir de
Muette est la girouette, une lettre ouverte à
Florence Rey, où je filmais des gens dans la rue, sur
un texte lu par Hélène Lapiower, mes films sont
devenus plus inscrits dans le cinéma classique, avec
une narration, une représentation, ancrés dans
l'industrie du cinéma, avec des acteurs, un scénario…
Les films antérieurs à Muette est la girouette
ne sont pas des films expérimentaux, car il y avait
quand même des acteurs comme Pierre Clémenti,
Pascal Gréggory, Benoît Régent, etc. :
ce sont des films " entre les deux " .
Le virage vers un cinéma plus narratif s'est opéré
en 1995…
Objectif Cinéma : Comment
est arrivé ce désir de se tourner vers un cinéma
plus classique ?
Alain Raoust : Quand j'ai
fait Attendre le navire, je me suis aperçu que
mes films avaient du mal à trouver leur place, en terme
de distribution… Beaucoup de gens me disaient "c'est bien
que vous existiez" : c’est la formule la plus assassine
qu'on peut trouver ! Et ce n'était pas suivi d'actes
: les gens aimaient le film puisqu'on m'en a encore reparlé
depuis, mais ce n’était pas possible de l’exploiter
en salles…
Il y a eu ensuite une traversée du désert, et
l'envie d'en sortir. Pendant cette période, entre 1992
et 1995, j’ai souhaité sortir des chapelles du cinéma
expérimental et aller un peu vers les autres. C'était
une période de formation cinéphilique nouvelle.
Je suis allé vers des cinématographies que je
connaissais peu ou pas. Le gros déclencheur a été
Et la vie continue d'Abbas Kiarostami. Je me suis dit
alors qu’il y avait un travail à faire sur le réel
en France, et qu'on pouvait trouver des histoires aussi simples,
aussi ténues, que celle que raconte Kiarostami. Il
y a eu ensuite la guerre en Bosnie, une conjoncture d'évolutions
personnelles, de mouvements extérieurs, politiques,
sociaux qui m’ont poussé vers un cinéma de facture
classique, sans pour autant dénigrer la puissance et
la force du cinéma dit "différent" ou celle
du cinéma expérimental.