Entretien
réalisé en 2002
par Clélia ZERNIK et Stéphane DURIN
de l’équipe de Cinélycée.com
Lors de notre rencontre à Cannes, Nicolas Philibert a
insisté sur son refus du message et de tout aspect didactique.
En effet, Etre et avoir montre qu’un documentaire peut
être tout en retenue et en émotion, ouvert aux
interprétations et à la rêverie, autant
que les fictions.
Cinélycée
: Le titre est assez énigmatique.
Etre et avoir, pour vous, c’est être et avoir quoi ?
Nicolas Philibert :
Etre et avoir, ce sont d’abord les deux auxiliaires de la langue
française, que nous avons appris à conjuguer à
l’école. Mais ensuite ce peut être toutes les métaphores
que l’on veut. Le titre doit rester ouvert. Au delà de
l’apprentissage de la lecture et du calcul, l’école construit
les enfants et leur apprend à grandir. C’est une école
du respect : on y apprend à être solidaires
les uns des autres, à être autonomes. Dans les
classes à multiples niveaux , les petits doivent apprendre
à travailler seuls pendant que l’instituteur s’occupe
des plus grands. Dans ce petit village coupé du monde,
et soumis à de rudes conditions météorologiques,
la neige et le vent, la classe est comme un cocon, un petit
nid où on se resserre pour se tenir chaud. Mais ce repli
sur soi est en même temps ouverture au monde, car c’est
à l’école que l’on découvre que l’on habite
un vaste monde.
Cinélycée
: C’est justement l’instituteur
qui les fait sortir de ce cocon et les amènera au collège.
Nicolas Philibert :
Quand on a passé huit ans dans la même école,
avec le même maître, l’idée du collège,
c’est un peu le saut dans le vide. Le maître a à
charge d’effacer cette peur du passage dans le monde des grands.
Cinélycée
: Comment avez-vous trouvé
cet instituteur ? Aviez-vous des critères de sélection ?
Nicolas Philibert :
J’ai fait un véritable casting d’école, mais un
casting d’un type particulier. En principe, je n’aime pas ce
mot et il n’est pas courant dans ma bouche : le documentaire
d’ordinaire doit faire avec les contingences et ne pas sélectionner
certaines portions du réel. Mais là, je suis véritablement
parti à la recherche d’une école ; je voulais
qu’elle ait un petit effectif, pour qu’on puisse bien identifier
les enfants, et en même temps un éventail d’âge
le plus large possible, de la maternelle au CM2, de 3 à
11 ans. Au delà, mes critères portait sur l’enseignant.
Mais le choix de ce dernier n’était pas lié à
sa pédagogie. Il fallait d’abord faire une belle rencontre,
trouver un personnage fort qui s’imposerait tout de suite.
Cinélycée :
Justement est-ce que vous croyez
qu’il y a dans votre film plus qu’un documentaire, quelque chose
qui tend vers le fictionnel, ou a contrario, vers l’étude
sociologique ou anthropologique ?
Nicolas Philibert :
Il n’y a aucune volonté de ma part d’être sur
le terrain de la sociologie. Si sociologues et anthropologues
s’emparent du film, tant mieux, mais ce n’est pas du tout
mon ambition. C’est un film de cinéma, il n’y a ni
discours, ni démonstration. Je ne dis pas au spectateur :
" voilà ce qu’il faut savoir sur les écoles
dans le monde rural. " Ce n’est pas un documentaire
traditionnel, didactique qui viserait à dire au spectateur
ce qu’il doit penser. Ma démarche est tout à
l’inverse. Je n’ai pas à enseigner quelque chose au
spectateur, mais je cherche moi-même à m’instruire,
à perdre mes préjugés, et ça passe
par des émotions, des situations qui s’organisent selon
une construction très proche de celle de la fiction.
L’absence de commentaire, la manière dont les scènes
s’enchevêtrent, dont les personnages s’entrecroisent
de manière à tisser un récit, tout cela
apparente mon documentaire à la fiction.