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Objectif Cinéma
: Pourquoi avoir recouru à
des acteurs non-professionnels ? Je crois savoir qu’un
des principaux acteurs était auparavant sans emploi…?
Jia Zhang-Ke
: Effectivement, les deux acteurs masculins ne sont pas professionnels,
l’un, quand je l’ai choisi, était étudiant dans
une école d’art, et je l’ai trouvé un jour alors
qu’il était en train de déjeuner dans une cantine,
il était accroupi sur sa chaise en train de manger,
je l’ai vu de dos, et sa silhouette correspondait tout à
fait au personnage que j’imaginais dans mon film… J’ai trouvé
l’autre personnage dans un bar, ce sont d’abord ses lèvres
qui m’ont attirées, il avait les lèvres très
épaisses, de couleur très sombre, et je trouvais
que son visage, son apparence, renfermait toute cette difficulté
d’expression que la jeunesse connaît actuellement. Ce
qui est très étrange, c’est que lorsque j’imaginais
ces personnages, au moment de l’écriture du scénario,
j’étais persuadé de trouver Xiao Ji dans un
bar, et je pensais trouver Bin Bin dans une cantine. C’est
effectivement de cette façon que je les ai trouvés.
Objectif Cinéma :
Dans Plaisirs Inconnus,
il existe un fossé fondamental entre la volonté
de l’Etat chinois de moderniser le pays, de faire entrer celui-ci
dans l’économie de marché, et l’asthénie
des personnages, comme si la démarche des politiciens
ne parvenait pas à atteindre les individus. Xiao Ji
et Bin Bin ne mettent aucune énergie dans leur tentative
de hold-up, comme si celle-ci était vouée à
l’échec avant même d’avoir lieu…
Jia Zhang-Ke
: Dans mes films, l’évolution extrêmement rapide
de la société chinoise est en arrière-plan,
et les personnages, dans cet environnement-là, ignorent
en quelque sorte tout ce qui se passe ailleurs, il y a une
distance, ils se sentent complètement étrangers
devant la vitesse où le pays change, c’est comme si
cette force de la société les écartait
encore plus du chemin. Cette société les marginalise
encore plus, le pays les sacrifie au profit de cette avancée
rapide, ce qui implique une souffrance extrême, terrible
chez ces gens-là, qui s’exprime parfois dans cette
lenteur, ce manque d’énergie.
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Objectif Cinéma
: D’un côté, on
assiste à une volonté de l’Etat de combler les
différences entre les grandes métropoles comme
Pékin et les provinces plus défavorisées,
de l’autre on voit deux couples, Qiao Qiao et Xiao Ji, puis
Bin Bin et Yuan Yuan et leurs relations chaotiques, le film
revient continuellement sur la différence entre les
aspirations de la masse et la difficulté de la vie
quotidienne…
Jia Zhang-Ke
: Il y a peut-être une volonté des dirigeants
de réduire les différences entre les villes
et les campagnes mais, en tout cas, cette différence
est extrêmement visible et réelle, et malgré
cette volonté, on favorise encore des régions
bien particulières, et l’écart ne fait qu’augmenter…
En ce qui concerne les couples et leurs relations chaotiques,
l’amie de Bin Bin a elle une volonté de s’intégrer
et de s’adapter au système alors que le personnage
de Qiao Qiao a une sensibilité beaucoup plus à
fleur de peau, elle est prête à se marginaliser,
et je pense à cet égard que chaque individu
en Chine est tout de même libre de faire un choix, être
inactif comme Yuan Yuan, ou consommer comme Qiao Qiao. Mais
c’est vrai qu’il y a un rapprochement à faire entre
l’amour que se portent les deux couples et les blessures qu’ils
infligent à l’autre, c’est un peu comme le rapport
entre les individus et le gouvernement en Chine.
Objectif Cinéma
: En parlant d’intégration,
certains personnages sont poussés à s’adapter,
à évoluer, ils ne ressemblent déjà
plus à cette génération décrite
dans Platform (2000), Yuan Yuan entre à l’université
et se lance dans le commerce international, ce que son compagnon
ne parvient pas à comprendre, même Xiao-Wu
n’est plus l’ " artisan pickpocket " de
votre premier film… C’est la Chine toute entière qui
se transforme…
Jia Zhang-Ke
: A propos de Xiao-Wu… Je souhaitais montrer, dans une période
de temps relativement courte, qu’une personne pouvait évoluer…
dans son cas à lui, Xiao-Wu était auparavant
incapable de s’adapter à l’environnement, on le retrouve
dans mon dernier film et l’on s’aperçoit qu’il a totalement
changé, il n’a plus aucun problème d’adaptation,
mais il s’est trahi lui-même, il a renoncé à
une grande part de lui-même, et je le ressens comme
un grand drame personnel. A l’époque de Platform,
ce qui était important pour ces jeunes, c’était
d’essayer de quitter la vie collective, d’aller vers l’individualité,
d’abandonner le collectif. Dans Plaisirs Inconnus,
il est davantage question de s’habituer à cette même
individualité.
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