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Objectif Cinéma : À propos du jeu des comédiens…

  Le Monde vivant (c) D.R.
Eugène Green : Je demande aux acteurs un jeu non-psychologique, parce ce que ce qui m’intéresse le plus au cinéma, c’est la présence réelle : c’est la réalité, mais non pas celle des films barbares, ni des films dits réalistes, ni la réalité qu’on peut voir superficiellement dans le monde, parce que s’il s’agissait de cette réalité-là, ce ne serait pas la peine de faire des films. La spécificité du cinéma, par rapport à tous les autres arts, c’est qu’il prend sa matière brute dans la réalité même. Un film est composé de fragments de réalité. Au théâtre, l’énergie de l’acteur passe à travers une feinte - ça n’a rien de péjoratif, c’est la base même du théâtre - ce que je reproche d’ailleurs à une grande partie du théâtre qu’on voit aujourd’hui, c’est que précisément, il n’est pas théâtral, on essaie de nier la réalité de la représentation. Donc, contrairement au théâtre où l’on crée une réalité à partir d’une feinte absolue, dans le cinéma, au départ tout est réel, les êtres, la nature, les objets inanimés, les matières, tout comporte une énergie réelle. Pour moi, le génie du cinéma, c’est de capter des fragments de réalité - par la caméra et le microphone - puis de les ordonner pour en faire une représentation. Le spectateur en regardant cette représentation perçoit alors un niveau de réalité auquel il n’aurait pas eu accès en voyant ces fragments dans leur contexte.

Le jeu psychologique passe toujours par un filtre intellectuel : je dois donner l’impression d’être en colère, d’être triste etc., et ce passage par l’intellect coupe l’énergie réelle, la présence réelle. Comme je cherche à capter l’énergie la plus personnelle des acteurs, je leur demande de parler sans artifice, et quand ils jouent avec un autre acteur, de parler comme s’ils se parlaient à eux-mêmes : il n’y a donc aucune projection vers l’extérieur et même si les intonations sont celles de la langue française - les mêmes que je cherchais au théâtre -  elles sont très différentes des intonations du théâtre psychologique que je trouve très fausses par rapport à la réalité de la langue. Au cinéma, je demande aux acteurs d’atténuer ces intonations pour les faire sur une échelle plus petite. Pour moi, il s’agit vraiment d’un jeu. On me demande parfois quel est le rôle de l’acteur chez moi par rapport à Bresson. Il est évident qu’à une certaine période de ma vie, j’ai beaucoup regardé les films de Bresson ; c’était une référence absolue. On me demande si je fais la même chose que lui avec les acteurs et je réponds toujours que non. Il n’utilisait pas le même mot, il parlait de « modèles», et ne travaillait jamais avec des acteurs professionnels. Je pense que je recherche la même chose que lui, c’est-à-dire capter la réalité profonde de l’être, mais lui, il cherchait à la capter à l’insu du « modèle » - le modèle était là, faisant don par sa simple présence de sa réalité, et c’est le cinéaste qui la prenait - tandis que moi, je ne travaille quasiment qu’avec des acteurs professionnels, et cette captation de leur intériorité se fait avec leur complicité active ; c’est très différent comme démarche.

Le Monde vivant (c) D.R. (c) D.R.
Maintenant ça s’est un peu calmé, mais à la sortie de Toutes les Nuits, beaucoup de gens étaient très troublés par ce mode de jeu - d’autant qu’il n’y avait pas encore la caution des critiques - et certains sont devenus quasiment hystériques en évoquant la manière dont les personnages faisaient les liaisons… Le respect systématique des liaisons, ce n’est pas pour moi à proprement parler un élément de l’expression esthétique, c’est plutôt une technique que je propose aux acteurs pour les aider, pour les libérer de la tentation d’un jeu psychologique. En faisant toutes les liaisons, ils parlent leur langue maternelle - et ils y ressentent la force, les émotions, et la magie qui constituent le caractère sacré de la parole - mais avec un décalage parce qu’ils ne font pas ces liaisons en parlant dans la vie courante ; cette étrangeté leur permet de se détacher complètement de tout réflexe psychologique. Parfois, on leur demande si je ne les martyrise pas trop, et ils disent toujours - je n’exerce aucune pression sur eux ! - que cette technique leur offre une grande liberté et un grand plaisir, une fois les contraintes de ce mode de jeu assimilées.