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Ecrans Parallèles (c) D.R. LAURENT GHNASSIA
Programmateur
Entretien réalisé
en juin 2003, à Marseille
Par Benjamin BIBAS


LE CINEMA COMME « PERFORMANCE POETIQUE »

« Si le son accompagne l’image depuis que le cinéma a quitté son apparent mutisme, il s’en est fait le plus souvent l’humble serviteur », écrit Laurent Ghnassia pour introduire sa programmation « Du son à l’image », un des cinq « Ecrans parallèles » proposés par le 14e Festival international du documentaire de Marseille. A l’heure où l’essentiel de la production documentaire se divise en France entre films informatifs visant à remplir le cahier des charges pédagogique des chaînes de service public, et tentatives psychothérapeutiques où l’auteur soigne un traumatisme personnel par un film sans grand moyen ou talent, il nous a semblé opportun de nous souvenir que le documentaire est historiquement une tentative de parler du monde avec des images et du son. Nous avons donc pris le parti de naviguer avec Laurent Ghnassia sur les mers incertaines où ces deux médias se brouillent, pariant que ces expériences audiovisuelles originales pourraient renouveler notre disposition à écouter et à voir. Sur ces mers, nous avons abordé onze îlots, courts ou longs métrages constituant « autant d’approches pour que, le temps d’une séance, vos oreilles conduisent vos yeux ». Puis nous en avons parlé avec Laurent Ghnassia, pour tenter de comprendre comment ce voyage nous avait transformé.



  Bartok (c) D.R.

Objectif Cinéma : Pour aborder cette exploration, on pourrait partir du film Image cinématographique de Bartok (1989), de Peter Sulyi, où des pianistes professionnels essaient de reconstituer la musique du compositeur à partir d’un film muet le montrant à l’œuvre derrière l’instrument. Ce film est peut-être l’œuvre matrice de ta programmation, parce que les questions que s’y posent les interprètes portent non seulement sur leur propre rapport à l’image, mais recoupent aussi celles que tu poses dans ton texte introductif. Par exemple, à un moment, la pianiste s’arrête de jouer. « Mais si vous faites un film, dit-elle, il faut bien qu’il y ait de la musique, et tout s’explique par cela : qu’il y ait de la musique sans son ». Dans une autre scène, on ne voit plus les mains de Bartok sur le clavier. A nouveau, la pianiste réagit : « il serait honnête de ne rien jouer ici, car nous ne savons pas ce que c’est ». Outre le fait qu’une telle remarque dénote une absence de recul par rapport à ce qu’elle fait – même si elle arrive à reproduire fidèlement les notes que joue Bartok, l’honnêteté ne sera jamais complète parce que c’est elle qui joue aujourd’hui et non Bartok il y a cinquante ans -, elle induit aussi un rapport de fidélité, de subordination, que le son devrait à l’image dans un film. Est-ce pour remettre en cause ce rapport usuel de hiérarchie du son à l’image que tu as fait cette programmation ?

Laurent Ghnassia : Oui, dans une certaine mesure. Toutefois, j’ai également écrit que l’objet n’est pas forcément de « restituer ses lettres de noblesse » au son, « mais d’explorer plutôt le formidable champ qu’il occupe lorsque l’image se propose de mettre en scène sa puissance évocatoire ». Dans le film sur Bartok, ce qui m’a fondamentalement ému, c’est la puissance sonore contenue dans une image muette enregistrée dans les années 1940 et que des musiciens, quarante ans après, essaient de matérialiser. Se posent alors des problèmes de vitesse, puisque la pianiste s’aperçoit qu’il est impossible de jouer le morceau aussi vite qu’elle l’entend à l’image, même si celle-ci est muette. Un autre moment fort, c’est quand les mains de Bartok n’apparaissent plus à l’écran, et c’est alors la position du corps qui dicte le son. Au-delà des seules mains sur le clavier, aisément retranscriptibles pour les pianistes, il leur faut à un moment retrouver la partition à partir d’un seul mouvement d’épaules, d’un regard, d’une position du cou ou des yeux. Et je trouve qu’il y a une très forte poésie dans ce film à cause de ça.

Cette force-là du son contenue dans l’image muette, on la retrouve également dans The Garden path, le film que Mary Beth Reed a consacré à Stan Brakhage en 2001. Les films sur Bartok et sur Brakhage sont des films dont le son est contenu dans l’image et qui n’ont pas besoin de matérialisation sonore immédiate : l’imaginaire peut le faire et, dans le cas de Bartok, deux musiciens se chargent de le faire pour nous.