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Dimitri Chostakovitch (c) D.R.

Objectif Cinéma : Peut-on creuser cette idée de « son contenu dans l’image » ? Pourquoi, selon toi, le mutisme du cinéma muet n’est-il qu’« apparent » ?

Laurent Ghnassia : Dans l’ensemble du cinéma muet, je crois qu’il existait tout de même un son mental. L’image produisait en soi le sens sonore. Et ce phénomène s’est atténué avec l’apparition des moyens d’enregistrement du son : le son a fixé l’imagination, il l’a canalisée vers un endroit précis.

A un moment, dans cette programmation, j’ai réfléchi à partir de documentaires sonores, avec uniquement des sons dans une salle noire, qui auraient initié un processus complètement inverse où le son produit des images mentales. J’avais trouvé une pièce sonore de deux artistes sur un musicien. Ca n’avait rien à voir avec un travail radio, c’était un objet qui engendrait l’apparition d’une image mentale, et aussi d’une troisième dimension spatiale qui n’existe pas dans le cinéma. Car cette pièce est spatialisée. On ne peut guère la comparer au cinéma ou à la radio, dont le dispositif stéréophonique est plaqué, à deux dimensions uniquement. Là, on est sur 4, 8 ou 16 pistes, qui se matérialisent chacune dans un endroit de l’espace. C’est aussi ça, la puissance du son.


Objectif Cinéma : Tu parles du pouvoir d’évocation de l’image. Moi, j’ai plutôt été frappé par le pouvoir d’évocation du son. A la fin de Viola sonata, Dimitri Chostakovitch (1981) d’Alexandre Sokourov, on entend Chostakovitch au téléphone, il chantonne sa sonate : « Tadatadatadada ». Et ensuite seulement, on entend ces quelques mesures effectivement jouées par un orchestre. A ce moment, j’ai eu l’impression que toute la musique symphonique, tout ce déploiement instrumental était déjà contenu en puissance dans la seule voix de Chostakovitch qui grésillait quelques secondes auparavant.

Au début du film, Sokourov retrace le début de la carrière de Chostakovitch, quand il improvisait au piano pour accompagner des séances de cinéma muet. Chostakovitch commente. « Ce travail d’illustration mécanique des passions humaines m’a tellement fatigué. Par la suite, je me suis promis de faire de la musique vraiment et de m’y consacrer totalement ». Pour Chostakovitch, la musique doit donc prendre son autonomie, elle ne peut pas rester dans un rapport de seule illustration par rapport à l’image. Toi, dans ta programmation, tu remets également en question ce rapport et tu proposes au contraire des films qui viennent illustrer la question du son et de la musique, qui parlent de musiciens : Chostakovitch, les Rolling Stones, Kevin Coyne, Daniel Johnston...

  One plus one (c) D.R.

Laurent Ghnassia : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Dans One plus one (1968), Jean-Luc Godard s’intéresse effectivement aux Stones, à des musiciens. Dans The Garden path, Mary Beth Reed parle également d’un musicien, Brakhage, qui pour moi est un musicien de l’image. Par contre, le film de Sokourov ne peut pas se réduire à la mise en scène de l’œuvre d’un musicien. Ce qui m’intéresse fondamentalement dans ce film, c’est plutôt la bande son imposée : la dernière sonate de Chostakovitch, sur laquelle est plaquée, racontée une histoire en images, avec une emphase dramaturgique de la musique grâce à ces images. Ainsi la silhouette de Leonard Bernstein, lorsqu’il dirige, semble animée, presque comme une marionnette, par cette sonate. A l’inverse, Evgueny Mravinsky dégage une telle autorité qu’on a l’impression qu’il maîtrise la musique, qu’il la génère, et à ce moment-là l’image reprend le pas sur le son.

Dans un passage du film qui m’a beaucoup marqué, on voit une femme haranguer les foules en disant que le peuple soviétique vaincra l’Allemagne, et que tout le monde doit se mobiliser. A ce moment-là, il y a une puissance du son qui est corroborée, amplifiée par les propos de la personne que l’on voit à l’écran. Et aussi par le côté saccadé du montage. Au-delà du récit de la vie de Chostakovitch, qui est un peu le fil rouge, ce film raconte surtout une partie de l’histoire de l’URSS. Dans cette narration, la base principale est la musique, et les images racontent cette histoire en naviguant au gré de la dramaturgie de la sonate.