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Playtime (c) D.R. LIVRE

Playtime
de Francois Ede et Stéphane Goudet
Par Marc LEPOIVRE


Venant parachever le gros œuvre qu’a été la restauration de Playtime, ce film qui brille dans le firmament du cinéma français tel un astre mythique et isolé, voici Playtime le livre, co-écrit par François Ede, responsable de ladite restauration, et Stéphane Goudet, universitaire, auteur d’une thèse sur Tati, qui a par ailleurs sa part dans cette opération, puisqu’il a retrouvé les copies 35 mm de la seconde version du film établie par Tati lui-même et ayant servi de version de référence pour la restauration. On voit donc difficilement qui était mieux placé pour produire ce livre magnifique, équivalent des catalogues qui accompagnent une exposition d’œuvres artistiques. Il s’agit d’un livre d’art, dans la mesure même où Playtime, davantage qu’un film de cinéma au sens strict, est un film d’art.

  Playtime (c) D.R.

Bien sûr, le livre fait autant la part belle au texte qu’à l’image, les imbriquant harmonieusement. C’est pourquoi il convient de saluer tout de suite la réussite totale du travail iconographique, dirigé par Macha Makeieff, à la hauteur de la beauté plastique du film, à la fois somptueux, instructif, et remarquablement agencé, " scénographié ", dans l’espace du texte et de la page. Il respecte parfaitement la physionomie esthétique du film, au niveau de son format (le 65 mm et les plans d’ensemble systématiques) en restituant les images, tirées des photogrammes, en grand format, souvent en pleine page. On retrouve donc cette impression de grandeur et d’immensité. Par ailleurs, l’iconographie a une vertu qui lui est propre. En fixant l’image, elle permet de mieux savourer la dimension picturale du film, déjà très évidente à la vision du film. Assurément, Tati arrange ses plans, compose ses cadres comme des tableaux (de la vie moderne). Des tableaux qui, bien sûr, ont à voir avec les fresques ou les grandes compositions (style Les noces de Cana). Du reste, ce rapprochement est souligné par Stéphane Goudet lui-même, qui rappelle que Tati a été élevé dans un milieu de peintres, et fait des parallèles avec des peintres (Dufy, Bruegel) et des dessinateurs (Steinberg). Enfin, l’iconographie achève de nous ravir par sa variété, choisie plus que décorative. Les images tirées du film côtoient des photos de tournage, des croquis ou dessins de collaborateurs (en premier lieu Jacques Lagrange), des peintures, des schémas techniques, des documents divers ( lettres de Truffaut, affiches du film, cahier de la scripte…). On ne peut rêver matériel plus complet ! En tout cas, cette diversité montre bien que Playtime est un vrai film d’art, puisant à différentes sources : peinture, architecture, urbanisme, design (curieusement moins le cinéma…). Il réussit cette gageure d’être à la fois un grand film expérimental et une superproduction, comme 2001 de Kubrick, qui le suit d’un an (et avec lequel on peut voir certaines correspondances).

Quant au texte, on ne peut être qu’impressionné par sa densité et sa richesse ; tout juste reprochera-t-on une typographie un peu trop serrée. Francois Ede, dans une première partie, aborde les aspects pratiques et techniques du film tandis que Stéphane Goudet propose une conséquente analyse filmique et interroge le film selon une problématique plus esthétique et philosophique, le mettant en perspective avec un certain champ de la pensée contemporaine.

Playtime (c) D.R.

Francois Ede choisit un axe directeur assez ingénieux, puisqu’il prend au mot un désir de Truffaut formulé dans une lettre écrite à Tati (le livre en reproduit le manuscrit) : celui de lire un journal de travail du film ainsi que d’interroger le cinéaste comme un policier. Est-ce à dire que Playtime constitue une sorte de crime, un film délictueux en raison de sa singularité absolue ? Ainsi il s’emploie à retracer la genèse tortueuse, douloureuse, complexe du film, à tous les niveaux (écriture, décor, format, casting…) : elle prend sa source lors d’un voyage aux Etats-Unis et s’étale sur plusieurs années. Il propose le journal de tournage, choisissant quelques dates clefs parmi les deux années de tournage. A le lire, on mesure d’abord l’ahurissante difficulté à mener à bien le film. Tati a dû faire face à des obstacles sans cesse renouvelés, parfois insurmontables, que ce soit les intempéries, les signes d’adversité croissant, les problèmes financiers etc. Il ressort l’image d’un cinéaste inflexible, imperturbable, incroyablement perfectionniste et déterminé, comme animé d’une rage froide (d’aucuns le surnommaient tatillon). Trente cinq ans après, c’est évidemment lui qui avait raison contre tout le monde. Au fond, ce journal nous indique que Playtime appartient à cette catégorie des grands films maudits, démesurés, " malades " pour reprendre une fameuse expression de Truffaut ou monstrueux, atteints d’un développement et d’une excroissance exponentielle, qui dépassent leur auteur. Comme Apocalypse Now, Les portes du paradis ou les amants du pont neuf. N’oublions pas que Playtime a quand même ruiné son auteur, mais c’était peut-être le prix à payer pour faire ce que certains n’hésitent pas à qualifier de " plus grand chef d’œuvre du cinéma français ".