SPLEEN : La démarche est lourde, l’œil vitreux, le short rouge
trop court et la ceinture du peignoir délavé traîne par terre.
Évidemment le front est toujours aussi dégarni. Évidemment,
le ventre bedonnant bedonne de plus en plus. Mais il faut bien
aller le chercher ce New York Times |
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Inlassablement donc, tel
un Sisyphe tragi-comique, Tony Soprano descend et remonte
chaque jour la petite allée qui serpente devant son pavillon
de banlieue pour ramasser le même journal. À chaque fois il
se traîne avec la même démarche de canard pataud et à chaque
fois, il lance le même petit regard paranoïaque vers les buissons,
cache possible d’éventuels agents du FBI.
Cette scène ouvre le premier
épisode de la quatrième saison des Sopranos, mais tout
spectateur un peu assidu du feuilleton l’a déjà vue des dizaines
de fois. Car c’est le sentiment qu’exprime le mieux la série
créée par David Chase: l’usure du quotidien.
Le but d’une sitcom américaine lambda est de créer un nombre
infini de situations nouvelles à faire vivre à ses personnages.
Celui des Sopranos est son exact contraire : il s’agit
là de leur faire revivre ad æternam les mêmes tourments (l’angoisse
de l’avenir, la paranoia pour le présent), de les faire retomber
dans les mêmes pièges (la jalousie, l’hypocrisie, le manque
de communication). Chase choisit de creuser toujours le même
sillon, encore plus profondément, jusqu’à atteindre les nerfs
de ses contemporains, qui rient jaune de se voir si nettement
dans le miroir qu’il leur tend.
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A l’origine, Tony Soprano
devait être le protagoniste d’un film. Par défaut, David Chase
a dû se rabattre sur le petit écran. C’est le signe que le
hasard fait bien les choses car, de toute évidence, la grande
force de la forme “feuilleton” - la seule, peut-être, par
rapport au cinéma - est le temps. Le temps de faire évoluer
les personnages, bien sûr (l’émancipation de Meadow, le passage
d’Anthony Jr de l’enfance naïve à une adolescence désenchantée),
mais surtout, ici, le temps de la vie qui se déroule normalement,
celui de la routine désespérément banale et de sa violence
larvée. Manger. Travailler. Dormir. Manger avec ses amis.
Manger avec sa famille. Aller chercher le journal. Attendre...
À l’instar d’un Hou Hsiao-Hsien, Chase affectionne les scènes
où il ne se passe rien, rien d’autre que le temps qui passe
et imprime irréversiblement sa marque sur les visages et les
corps.
Tony Soprano se traîne, c’est vrai. Mais il faut dire que
la charge qui repose sur ses larges épaules est colossale.
Il est en effet le dernier (et peut-être l’ultime) maillon
d’une chaîne qui le lie à tous les autres célèbres mafieux
du cinéma américain : le Scarface d’Howard Hawks, celui
d’Oliver Stone, les petites frappes et les caïds scorsesiens
(de Mean Streets à Casino en passant par The
GodFellas), et surtout les Corleone de la trilogie de
Coppola. Que faire lorsqu’on est un gangster affublé d’une
mère castratrice ou d’une fille condescendante et qu’on a
grandi dans le culte des mythiques Marlon Brando/Al Pacino
? Sans en avoir l’air, Chase sape sciemment les piliers d’une
imagerie (déjà) traditionnelle et remet en question le rapport
ambigu que l’Amérique entretient depuis toujours avec sa propre
représentation. Les Etats-Unis se sont toujours laissé aller
à authentifier l’image idéalisée et rassurante qu’ils avaient
d’eux-mêmes, d’abord à travers la peinture, puis avec leurs
productions cinématographiques, ce qui est à l’origine du
rapport très particulier qu’ils ont avec leur propre Histoire.
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