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Le Mépris (c) D.R.
L’on comprend aussi ce que le cinéma classique eut (et conserve) de si profondément séduisant. Il n’a pas, selon la formule du Mépris, « substitué au monde un monde qui correspond à nos désirs ». Mais Jullier nous explique qu’il est parvenu, à force d’essais, de tâtonnements, de projection-test, à produire « un système de procédures techniques et formelles fondées sur les particularités perceptivo-cognitives du spectateur », offrant des récits faisant sens, transparents, suscitant notre empathie, nous permettant en somme d’« exercer [nos] modules mentaux destinés aux fonctions adaptatives. » Le cinéma comme leçon de vie certes, mais plus encore comme entraînement à vivre.

Et ce sont nombre de lieux communs qui sont ici battus en brèche. Le spectateur n’est pas impotent ou confiné dans une posture régressive comme l’ont avancé les études psychanalytiques. Au contraire, il ne cesse de construire le film, y infère la troisième dimension ainsi qu’il le fait dans la vie réelle (l’homme ne voit en réalité qu’en 2 D 1/2), anticipe sur l’action, simule dans son esprit les univers de croyance des personnages, pense en somme, crée enfin.

Le cinéma n’est pas non plus un langage, la politique des auteurs tient plus de l’idéologie que de la réalité, la persistance rétinienne est une idée fausse, la sentimentalité n’est pas une faiblesse risible mais une voie vers la compassion, en conséquence une manière de comprendre autrui, finalement une faculté adaptative majeure.

  Dewey (c) D.R.
À lire cet ouvrage, on en apprend beaucoup sur le cinéma, son histoire et ses tendances (avec en filigrane la redéfinition des axes du classicisme, de la modernité, de la post-modernité), sur les recherches dont il fut l’objet ; mais plus encore sur l’homme et son rapport au monde, à son environnement, à la réalité. Deux niveaux, intimité du spectateur et destin de l’humanité biologique, se mêlent et tissent en définitive un champ de réflexion captivant.

Mais on découvre surtout que l’approche cognitiviste, outre qu’elle permet « un retour en force du corps » (avec ses émotions et ses affects) dans les études cinématographiques, peut encore fournir des bases à une esthétique pragmatique. L’initiateur de ce courant, Dewey, écrivait en 1934 : « sous le rythme de chaque art et de chaque œuvre gît le motif fondamental des relations que la créature vivante entretient avec son environnement. »

Pour preuve les exemples de la grotte et du témoin invisible. Le cinéma classique inventa un point de vue dit du témoin invisible et multiplia les plans vus depuis un intérieur obscur (voir J.L Leutrat : John Ford. La prisonnière du désert. Une tapisserie Navajo : analyse d’une image récurrente dans The Searchers : l’ouverture cadrée depuis l’intérieur). Ce motif cinématographique, réitéré parce que satisfaisant pour le spectateur, rappelle une situation chère à l’homme du Pléistocène : à l’abri (d’une grotte par exemple), hors de portée des regards hostiles, l’observateur peut explorer son environnement tout à son aise. Explorer et se protéger, deux impératifs vitaux inscrits dans l’esprit humain, deux quêtes qui trouvent leur expression esthétique dans le film, et peut-être même dans le dispositif cinématographique tout entier.