Voir Citizen Kane.
Il est dix-huit heures. Le mois d’août ne sais plus
où il en est. L’été 98 se termine. Je
viens d’assister à une (re)présentation cinématographique.
Je me sens déchiré, partiellement démembré,
la parotide à son paroxysme : quand le cœur s’enroule
autour de votre gorge et serre, par plaisir. Je viens d’assister
à Citizen Kane, film de 1941, de Orson Welles,
où bien c’est plutôt Citizen Kane qui
vient d’assister à ma personne. Je pensais tout connaître,
tout savoir de ce film. Ma première rencontre avec
Citizen Kane remonte déjà à plusieurs
années, sur un écran de télévision,
visiblement trop étroit à mon goût. En
cette fin d’après-midi, je m’incline. Voici Le Cinéma.
Aussi "grand" que modeste. Aussi âpre que
décapant, lumineux, baroque, anticonformiste, morphologique.
Ce cinéma même qu’on laisse disparaître
ou qu’on explore lourdement parce que des foules d’experts
imbéciles écrasés par une stupidité
écœurante (et mythique) se proposent de disséquer
l’Art comme du cochon, sans exploiter le verbe, sans aimer
ceux qui les regardent, et qui cherchent à comprendre.
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La télévision
fabrique, comme on le sait, des spectateurs à son échelle.
Des spectateurs qui à ce propos d’ailleurs, sont devenus
le monde entier. Pourquoi ? Parce que la poésie vient
à manquer, parce que l’échange entre le cinéma
et le monde s’est lentement estompé au profit de fâcheux
avantages financiers ? Ce qui semble d’une triste évidence,
c’est que la télé soustrait d’une image cinématographique
l’expression poétique, et par la même, son urgence.
Elle se trompe de chemin. Toujours. La télévision
rend service, c’est tout. Le reste, c’est quand même
autre chose. Dans la salle obscure, les yeux du spectateur
cinématographique partent du même endroit que
le projecteur, qui fait naître l’image (précédemment
enregistrée) sur l’écran. Les pupilles chaudes
du projecteur regardent les images du film défiler
sur l’écran. Il regarde ce que le spectateur regarde
aussi et ils reçoivent tout les deux l’image (re)constituée.
La présence d’une source lumineuse (directive) dans
le noir mène le spectateur vers d’extra-ordinaires
émotions fluctuantes. Ce spectateur est cinématique.
Il appartient au mouvement. Parce que le cinéma traite
autant du mouvement du spectateur, que du mouvement de la
lumière. Avec Citizen Kane, Welles étudie
le mouvement du spectateur.
Au contraire, le spectateur
télévisuelle (qui peut-être aussi un spectateur
cinématographique) est cimenté. Il n’existe
aucune source émanant de son dos. La source est déjà
préparée, compressée dans le poste. Pourtant,
l’écran de télévision ne trahit pas le
cinéma. Trahir, c’est penser à le faire. Penser
à trahir, penser à cette idée précise.
C’est donc avoir des états d’âme. Heureusement,
et je viens d’en faire la bénéfique expérience,
la télé n’est et ne sera jamais à la
mesure des inventions de Welles. La télévision
atténue de façon dégradante la révolte
humaine et culturelle. Quelle tromperie !
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En sortant de la salle,
saisit tout à coup par l’entière satisfaction
juvénile qui me remonte jusque au bord des lèvres,
j’agrippe au fond de ma poche un bout de papier froissé.
L’écran du cinéma vient de justifier, sans aucune
prétention de le faire, son génie. Le seul.
Celui qu’on attache malencontreusement à ceux qui l’utilisent
pour satisfaire leur confort matériel. Sur le papier,
j’écris, promptement, agité, secoué par
un enthousiasme rarement descriptible : "18 heures. Citizen
Kane. C’est quand même le plus grand film du monde."
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