Cinématographiquement,
dans ce grand chaos politique, avec toute la noblesse dont ce
terme se revêt loin, donc, des cabines de sevrages financiers
de l'affaire Méry, les scénarii connaissent aujourd'hui
le même tremblement de terre. Les codes qui régissaient
les formules efficaces mais asséchées d'hier n'en
finissent plus de grimper sur l'échelle de Richter du
nouvel ordre diégétique. "Allez, les gosses,
foutez le raffus", chantait Miossec en 97.
On assiste progressivement,
et avec une jubilation assez interdite donc littéralement
excitante, à un lifting de castings. La syntaxe conventionnelle
(héros-ordure) en perd son latin, rendant par-là
même les déclinaisons apprises dans les écoles
reconnues par la profession caduques et totalement niaises
( le dernier Kassovitz est à cet égard un film
d'une beauferie et d'un anachronisme absolus). Ainsi que le
pauvre ou le marginal, s'ils s'emparent des logiciels capitalistes
qui les étouffent et les passent sous le rouleau compresseur
du manque de reconnaissance, peuvent tenir le système
en otage et donc s'intégrer avec plus de souplesse,
le fumier, filmique s'entend, qui, naguère, régalait
les chroniques manichéennes de papy est flanqué
d'un nouveau statut, d'un nouveau rôle. Il est convié
à partager un bout de vacances estivales chez son ancien
camarade de classe (le désastreux quoique bien pensé
Harry un ami qui vous veut du bien); il est employé
de banque standardisé ("Confort moderne", meilleur
film de l'été 2000 toutes nationalités
confondues); il se fringue Zegna-Behar-Lauren-Rossi et a toutes
les caractéristiques d'un collègue dévoué
car perdu dans son boulot, donc excessivement con, complètement
nous autrement dit (Patrick Bateman dans American Psycho);
il prend le métro énervé (Audrey Tautou
dans Le Battement d'ailes du papillon) ou, pis, est
terriblement baisable (les deux ados dans La Vierge des
tueurs). Vous avez dit intégration?
Le heureux hic, c'est que les différents personnages
énumérés précédemment ne
sont pas qu'apparence. Ils sont également pensées
et actes. La vendeuse virée diligo d'une chaîne
d’électroménager et incarnée par Audrey
Tautou envoie chier un clochard sur le quai, la sage employée
de banque interpretée par Nathalie Richard a la forte
impression d'avoir poignardé une cliente interdite
bancaire, Patrick Bateman envoie à la morgue putes
et SDF, les deux jeunes anges de Schroeder exterminent libérés
de tous scrupules ceux qui empuantent leur train-train, et
Harry, quant à lui, débarrasse son vieux pote
de son paternel. Il tue le père.
Tuer le père : le
dénominateur commun de ces protagonistes. Henry,
portrait of a serial killer avait dragué, underground,
le terrain. Tueurs en série, en germe ou portés
à maturation, Harry et consorts, en désobéissant
à une certaine trajectoire toute tracée du
cinéma nouvellement illimité et prochainement
condamné à la braderie, sont tels Cornélia
et ses sœurs dans Le Roi Lear : ils outrepassent
les composantes des cours magistraux qui nous sont infligés
dès notre petite enfance. "Tu ne tueras point",
nous intime-t-on. Et de nous exécuter... jusqu'à
nouvel ordre métaphorique.
C'est une véritable machine à fantasmes étiques
qu'usinent ces nouveaux héros. Il est même
troublant d'observer à quel point le septième
art, lorsqu'il dérive vers le contre-courant, est
en osmose totale avec sa fonction d'une catharsis, de psychopathe
des tabous contextuels. Ces nouveaux héros, donc,
nettoient tout, rendent momentanément et par grand
écran interposé notre surface ontologique
plus brillante. S'autorisant à appliquer ce que nous
nous auto-censurons jour après jour : dire merde
au sans logis et ses demandes d'oboles, fermer les yeux
devant nos découverts, flinguer nos proches lorsqu'ils
s'échinent à ne pas vouloir nous comprendre
: que celui ou celle (que les démagos) qui tripent
via la souffrance que nous renvoient toutes ces preuves
de notre propre incapacité à gommer de tels
cauchemars lèvent le doigt.
Tous ces facteurs actualisent notre état de mortels
- parce qu'il faut bien crever : inutile de le nier, et
on aimerait bien les faire taire afin d'oublier celui qui
nous l'a donnée cette putain de mort en nous offrant,
merci pour le cadeau, cette chienne - et pourtant si sublime
si l'on ne passait pas notre temps à la polluer -
de vie. Au cinéma, on ne fait pas d'omelette sans
casser l’Œdipe.